- vu le 16 novembre au Théâtre de la Bastille
Je vais être franc : je n’ai pas aimé La Grande Marée. Simon Gauchet, dans l’entretien du dossier de presse, met en avant des questions intéressantes et ambitieuses. Malheureusement, on n’en voit pas grand-chose dans la pièce. Celle-ci se veut méta-théâtrale et documentaire, mais n’assume jamais ses moments de sérieux et se confond dans le ridicule lors de ses moments d’humour. Malgré quelques jolis passages, le produit final est pour moi décousu et ennuyeux.

Un projet ambitieux
La genèse du projet, telle qu’elle est décrite dans le dossier de presse, est assez passionnante (malgré des coupures étranges dans le texte, on se demande d’où ils le tirent, à moins que ce soit fait exprès pour faire plus poétique ?). Simon Gauchet expliquent qu’ils sont partis en expédition sur un radeau pendant neuf mois sur les pas de Thomas More, à la recherche d’une autre perception de la réalité. Il dit : « Dans un monde trop connu, découpé, dévoilé de toutes parts, partir à la recherche des territoires imaginaires nous semblait être la seule façon de créer des failles dans la réalité. ». Joli. Puis, quatre ans plus tard – je paraphrase toujours, vous pourrez aller lire le dossier si cela vous intéresse – ils reçoivent par courrier un article de la journaliste Brigitte Salino. Leur démarche lui a rappelé un entretien qu’elle avait synthétisé dans cet article à la fin des années 80. Elle avait rencontré deux universitaires berlinois, anthropologues et sociologues qui projetaient de partir sur les traces de l’Atlantide, pour nourrir leurs réflexions sur une « anthropologie de l’imaginaire ». Mais le mur de Berlin tombe, et leur désirs d’aventure n’aboutissent pas.
La troupe de Gauchet décide donc de cultiver cet imaginaire et de faire ce voyage à leur place, à la fois dans le théâtre et hors du théâtre. Chacun des acteurs théâtralise une de ses propres expériences de l’inconnu, après avoir recréé en commun leur vision de l’histoire des deux universitaires.
Un questionnement sur l’imaginaire, un plateau en constante mutation, du théâtre et du voyage… Dans le dossier de presse, Simon Gauchet cite en outre des problématiques écologiques, notamment en ce qui concerne la montée des eaux, comme autre matériau fertile pour son spectacle. Enfin et surtout, il parle de dramaturgie des rêves comme une source de travail très féconde. Je le cite :
Les questions de l’emboîtement, du glissement, sont un terrain de jeu passionnant pour les interprètes car le théâtre est un art de la convocation. Sur scène, iels peuvent passer d’une époque à l’autre, changer d’espace en quelques secondes, sans avoir besoin d’un lien rationnel mais en faisant une expérience sensible, physique.
Voilà des idées auxquelles j’adhère entièrement. Mais le constat est rude. Au plateau, tout ce qui transparaît à mes yeux est une gentillesse débordante qui tourne à la mièvrerie. Il n’y a aucune prise de risque esthétique, scénographique ou dramaturgique. Aucune des intentions exposées dans le dossier de presse n’apparaît concrètement au plateau. Non, en revanche les acteurs-personnages s’accrochent désespérément au mot « rêve » comme à un flambeau pour les sauver du naufrage. Je suis aigri certes, mais cela m’a véritablement exaspéré.
La décevante réalité
Bon, il faut dire qu’il y avait des signes avant-coureurs. La pièce commence sur un espace vide, les quatre acteurs et le machiniste allongés. Puis Cléa Laizé, bientôt rejointe par ses camarades, se lève et écrit au mur à l’aide d’une éponge humide : « Essaye de te souvenir ou à défaut invente ». Très développement personnel, j’adore. Les acteurs se mettent vite à inventer. Ils retracent la conception du spectacle, expliquent d’où ils partent. On comprend qu’il s’agit plus ou moins de théâtre documentaire, puisqu’ils expliquent partir de documents que leur a confiés Brigitte. Mais ils se sentent obligés d’illustrer au plateau ceux qu’ils nous lisent. C’est à dire que quand ils parlent du récit fait par Platon de la chute du peuple de l’île d’Atlantide, ils incarnent eux-mêmes les îles (oui oui), les pays, les soldats. On a ainsi l’impression de voir la scène métamorphosée en bac à sable pour grands enfants. Je ne voudrais pas que cela paraisse péjoratif. Cela aurait pu être rafraîchissant. Mais ici, j’ai trouvé cela surtout gênant : cela ne fait pas honneur aux sujets intéressants qu’ils traitent.
Le procédé qui consiste à théâtraliser leur démarche documentaire pour le théâtre fonctionne. Mais elle est à mon avis ruinée par cette volonté de tout désamorcer par un humour infantilisant. Tout est réimaginé et réinterprété au plateau, des cours à l’université des deux anthropologues à leur plongée avec les poissons en passant par les moutons dans la plaine de Crau. Mais ils rendent les personnages ridicules et peu attachants, au lieu de mettre en valeur le démarche. Quant au fait d’imiter des poissons ou des moutons à un moment qui aurait pu être puissant ou sensationnel… quel dommage. Cela désamorce complètement leur propos, en lui ôtant tout le poids qu’il aurait pu avoir. Ça me fâche, car c’est pourtant des thématiques avec lesquelles je suis en accord. Tout cela se fait au nom du rêve et de l’imaginaire, ce qui donne une nuance pseudo-poétique à leur jeu. Mais il n’y a pour moi rien de poétique ou de profond à leur démarche. J’ai eu l’impression, pendant tout le spectacle, que les acteurs-personnages étaient contraints de faire semblant d’avoir quelque chose à dire. Il ne suffit pas de dire qu’il faut rêver pour faire rêver.
Pourtant, il y a quelques belles images : la scénographie est composée de grandes toiles de l’opéra de Rennes que les acteurs et un machiniste manipulent à vue. Parfois toile de fond, parfois rassemblée en grand nuage orageux, parfois en parois de caverne. Pendant une demi-minute, la toile s’active, se déplace. C’est une vraie bouffée d’air frais : soudainement, on laisse le spectateur apprécier une image pour elle-même sans lui expliquer en face que c’est beau parce que c’est poétique et que cela fait rêver. On n’est alors plus enfermés dans un rapport frontal aux acteurs qui m’a parfois gêné. Un exemple concret qui me revient en mémoire. Irrité par le développement d’un des acteurs-personnages, je fais la gueule : j’avais encore l’impression qu’on me rabâchait le concept de rêve sans rien en faire. Mais d’un coup, je me sens un peu pris au piège, car un autre acteur, à l’avant-scène, jette des regards au public avec un grand sourire. Non que je sois obligé de sourire en retour, évidemment. Mais pris en étau entre mon propre ressenti et les attendus supposés des acteurs et de ceux qui se laissent prendre au jeu, je ne me sens pas à ma place. J’ai l’impression que je devrais aimer mais que cela m’est impossible. Que je suis donc un peu fautif de trouver ça lourdingue.
Conclusion
Faut-il vraiment parler de la musique et du son ? Les passages qui accompagnent la prise de vie du drap sont assez prenants et captivants. Ceux-là parlent à l’imaginaire, mais sont bien rares (ce sont d’ailleurs ces images qu’on voit principalement dans le dossier de presse). À deux moments, un des acteurs – Rémi Fortin, il me semble – joue de la flûte. J’ai du mal à interpréter ces courtes interventions, qui tombent un peu à plat. En ce qui me concerne en effet, lorsque leur traitement lacunaire de la fiction et de l’émotion a achevé de me désintéresser, toute tentative de m’y replonger par de la musique au plateau ne me fait ni chaud ni froid. La pièce se termine sur ce que je crois être un choral de Bach, qu’ils ont dû reprendre car ils s’étaient ratés. Rien de honteux à cela, et cela participait à l’idée de personnages qui sont toujours acteurs en même temps. Mais cela résume aussi assez bien le spectacle.
En bref, La Grande Marée m’a autant ennuyé qu’énervé. Tout ce que j’aurais pu y trouver de bien avait pour moi un goût fade. Une fois que les acteurs-personnages m’avaient perdu, c’était pour de bon. Je me rends compte, une fois encore, que la perception d’un spectacle entier peut dépendre de notre appréciation d’un seul versant du tout. Pour finir quand même sur une note (presque) positive : ils ont établi un chouette concept en début de spectacle. Nous sommes accueillis par les voix enregistrées de spectateurs et spectatrices auxquel.le.s ils ont proposé d’enregistrer les rêves dans la nuit qui a suivi la représentation. Ils n’en font rien, mais cela fait sourire.
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