- vu le 23 novembre au cinéma MK2 Odéon

Je souhaitais écrire cette chronique à chaud, mais maintenant que je me retrouve devant la page blanche, je peine à trouver les mots justes. Encore une fois, comme vous le savez, je n’ai que peu d’outils d’analyse pour aborder le cinéma, et encore moins le cinéma d’animation : mon domaine d’études, ce sont les arts vivants. Ce billet reposera donc sur des retours plus personnels.
TLPL : Autant bijou visuel que labyrinthe narratif, Le garçon et le héron ne surprend pas tellement, mais bouleverse totalement. C’est une claque. Une claque toute douce, mais une claque quand même. Par ailleurs, les strates de lecture sont nombreuses. Et le versant autobiographique d’un film – que l’on ressent comme un chant du cygne – sonne très juste.
Le film m’a beaucoup, beaucoup touché. Loin de moi l’idée de surfer sur cette vague de détournement de l’esthétique des films du studio Ghibli – je n’en peux plus d’entendre la musique de Chihiro ou du Château ambulant sur la moitié des vidéos qui me sont conseillées sur Instagram, ou bien de voir le nom de Miyazaki plaqué sur chaque nouveau film d’animation qui fait son marketing. Cela contribue, à mon avis, à la banalisation de l’univers du cinéaste et de l’onirisme un peu inquiétant qui imprègne tous ces films. Enfin, rien ne sert de jouer au réactionnaire, c’est bien là la preuve que ses films fonctionnent à merveille et qu’ils ont lancé une machine qui tourne et tournera bien après eux.
Un film expérimental ? (non)
D’ailleurs, dans la forme, Le garçon et le héron ne tombe pas bien loin de ses prédécesseurs. On retrouve les mêmes tropes que dans le Château ambulant : un jeune garçon qui a vécu un traumatisme, une jeune fille qui l’accompagne dans ses aventures, et un monde imaginaire peuplé d’un bestiaire riche et de nombreux symboles. Quant au monde qui s’ouvre au spectateur, au fur et à mesure que le film déroule sa trame, il rappelle par moments celui du Château ambulant : la guerre est ici plus en arrière-plan (l’histoire se déroule tout de même pendant la Seconde Guerre mondiale), mais on retrouve quelques personnages aussi déjantés que la sorcière et son chien, et des lieux aussi uniques que le château éponyme. Les bestioles colorées, adorables, fascinantes ou menaçantes, évoquent quant à elles à la fois Chihiro ou même Mononoke.
J’ai donc été un peu surpris quand j’ai entendu dire que Le garçon et le héron était un film expérimental, qui témoignait de la volonté du réalisateur de s’affranchir des attendus ou des entraves de l’industrie pour faire quelque chose d’audacieux. Non que le film ne soit pas audacieux ; mais il n’est pas particulièrement expérimental pour autant. Il est visuellement bluffant, j’y reviendrai. À la limite, je comprends qu’une partie du public soit décontenancée par la narration assez labyrinthique : on classe donc ce qu’on ne comprend pas dans la catégorie assez abstraite de l’expérimentation. Elle n’est néanmoins pas plus retorse que celle du Château ambulant. J’aurais ainsi un peu de mal à concevoir que certains fadas de Miyazaki se sentent désarçonnés alors que d’autres œuvres du même réalisateur lui sont très similaires. Enfin : je fonde peut-être mes retours sur des on-dit, car je ne me suis pas réellement penché sur les critiques de la presse et des spectateurs.
Miyazaki peintre
Non, le film n’a pour moi rien d’abstrait ou d’expérimental. En revanche, j’admets volontiers qu’il peut être assez nébuleux. Le dicton qui émerge à un moment du film « Ne cherche pas à comprendre où tu mourras » (ou quelque chose de très semblable) peut alors sonner assez caricatural. Mais ce bout de phrase ne représente rien, et il est à interpréter dans le cadre du monde où se trouve Mahito, non comme une clef de lecture du film. Cela étant dit : le film semble parfois impénétrable, mais ce qu’il perd en clarté, il le gagne en force émotionnelle. La splendeur visuelle du film abonde dans ce sens. Vous savez, je ne l’ai que trop répété, que j’aime les œuvres qui me font ressentir des choses que je ne pensais pas trouver en moi. C’est un peu bateau, mais c’est pour moi le signe que le spectacle, la musique ou le film réussit. Il éveille quelque chose que je n’arriverais pas à nommer, à faire exister autrement, mais qui pourtant était là auparavant. C’est ce que parviennent à faire Miyazaki, et avec lui son armée d’animateurs et de techniciens et son compositeur Hisaishi.
Comment expliquer des larmes lors d’un passage qui ne porte aucune charge émotionnelle ? Parfois, et pardonnez mon emphase, c’était simplement la pure beauté de l’image créée. Les univers de Miyazaki se font tous écho les uns aux autres, et pourtant, chacun de ses films parvient à imposer une aura unique. C’est ici le cas. Il ne s’agit pas d’une simple prouesse visuelle – si c’était le cas, j’aurais bien plus apprécié Avatar… – mais d’une véritable composition en mouvement, capable de nous émouvoir en secouant ces fameux tréfonds de nos âmes. Parfois, il n’y a pas besoin de contexte. C’est pour moi comme l’art abstrait : sans contexte, notre regard est accroché par la surface de la peinture. On s’arrête, on la contemple, et l’on s’y plonge. C’est là que se construit, autour de ce simple geste, tout un monde. Le cadre d’une peinture n’est qu’une porte, une fois qu’on la passe, il y a tout un univers à explorer. J’ai regardé le film tout à l’heure de la même manière que je me laisse happer par une peinture.
Mon interprétation du fond (spoilers)
Mais le film n’a rien d’une expérience abstraite et l’émotion qu’on peut ressentir trouve sa source principale dans l’intrigue. (spoilers à partir d’ici) Mahito, qui vient de perdre sa mère dans un incendie, emménage avec son père et sa tante. Celle-ci attend un enfant de son père qui visiblement, après avoir perdu sa femme, s’est rapidement reporté sur sa sœur. Quoiqu’on puisse en penser, le film ne s’y attarde pas. À la campagne, un drôle de héron lui promet de lui faire retrouver sa mère et l’entraîne dans un monde parallèle, fantastique. Pour y accéder, une grande tour abandonnée, qui aurait été construite par un grand-oncle excentrique, semble servir de portail. Mais il se trouve que sa tante, sur le point d’accoucher, entre dans cet univers parallèle. Mahito part donc à sa recherche, à la fois pour retrouver sa mère et pour sauver sa tante que son père semble aimer sincèrement. Mahito se rend vite compte que ce monde se délite. Il y rencontre sa mère, bien vivante mais qui a le même âge que lui. Après plusieurs péripéties, il finit par rencontrer le fameux grand-oncle, qui y fait office de dieu. Alors que la trame tarabiscotée se développe, je commence à comprendre qu’il y a une métaphore évidente. Le vieux grand-oncle, c’est Miyazaki lui-même. Sa tour venue de l’espace est une sorte d’arbre-monde, qui ouvre sur d’autres dimensions ; on comprend qu’elle représente la synthèse de tous les films de Miyazaki. Mais son monde est à l’agonie, et il cherche un successeur. Mahito, ne se jugeant pas assez pur et bienveillant, refuse.
Il y a là la tentative d’acceptation déchirante du vieux réalisateur que personne ne pourra vraiment lui succéder ; mais que ce n’est pas grave, et qu’il faut vivre. C’est ce que disait son dernier film en reprenant les mots de Valéry : Le vent se lève, il faut tenter de vivre. C’est ce que dit ce film, titré en japonais : Et vous, comment vivrez-vous ? Miyazaki accepte et renvoie, résigné mais heureux, son petit neveu vers la réalité qu’il sait injuste, dure et violente. Mahito, lui, sait qu’il n’y retrouvera pas sa mère. Mais ce voyage, c’était aussi son deuil, sa manière d’accepter la mort de sa mère. Il décide de vivre à sa manière, de se faire des amis, et de surmonter la brutalité de notre monde. Selon la page Wikipédia du film, Toshio Suzuki, ancien président de Ghibli, aurait révélé que Miyazaki dédiait ce film à son petit-fils. Il s’agirait de lui faire comprendre que « son grand-père part bientôt pour un autre monde mais laisse ce film derrière lui car il l’aime ». Si cela est vrai, alors c’en est d’autant plus bouleversant.
Conclusion
Le garçon et le héron, ce serait donc le chant du cygne de Miyazaki, un hommage porté à tout l’imaginaire qu’il a participé à construire en nous, et une forme de deuil de son œuvre. C’est un cadeau magnifique qu’il laisse à son petit-fils, et qu’il nous laisse à nous. Voilà ce que je tire du film, et pourquoi, au fond, il me fait pleurer. C’est finalement le deuxième spectacle que je vois ce mois-ci qui se révèle être le chant du cygne de celles et ceux qui le portent. Je vous renvoie à mon compte-rendu de Par Autan ici. Mais si le Miyazaki me touche autant, c’est justement parce qu’il m’a accompagné de mon enfance à aujourd’hui.
C’est aussi pourquoi j’ai du mal à accepter qu’il devienne un atout marketing, qu’il soit utilisé à tout va et que cela fonctionne ; cette démarche va fondamentalement à l’encontre de l’imagination qu’il cherche à faire croître en nous. En effet, réutiliser à outrance la nostalgie de ses films, c’est désenchanter et fixer ces univers, tout en empêchant qu’on en développe d’autres. Lorsque Miyazaki représente la fin de ses mondes en acceptant qu’il n’y aura peut-être personne pour prendre sa suite et en créer d’autres, c’est donc vraiment, vraiment triste. Profitons de cette source infinie de création et d’imagination tant qu’il est encore parmi nous. Et désolé pour cette fin de chronique un peu morbide.
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