- vu le 7 mars au Théâtre 71
J’ai décidé de me faire plaisir en allant voir un Molière, encore. Après le Bourgeois à la Comédie française, je me suis dit : pourquoi pas ? Si c’est cela que je recherche au théâtre. Du grand divertissement. Passée une petite appréhension avant le commencement, c’est une très bonne surprise. Et ce, même avec la présence juste devant moi d’une bande de collégiens. C’est dire.

Un programme trompeur
Je ne cache pas avoir fait la moue en ouvrant le programme. La soi-disant note d’intention est pleine de platitudes. Avec lesquelles je suis tout à fait d’accord, par ailleurs – elles reflètent même ma pensée. Benoît Lambert y dit ne pas comprendre pourquoi il aime Molière et pourquoi il y retourne sans cesse. Le « mystère Molière », selon ses mots. Moi aussi, j’aime Molière malgré son apparente simplicité, ainsi que le caractère bête et peu profond qui se dégage de ses pièces aux intrigues vieillissantes. Certes. Mais je sais pourquoi je l’aime : c’est pour sa maîtrise parfaite de la dramaturgie, qui donne lieu à un comique atemporel.
Benoît Lambert ne dit rien de cela. Il ne dit absolument rien du génie d’écriture de Molière. Rien qui pourrait faire changer un peu les scolaires d’avis sur cet auteur que l’enseignement secondaire a complètement disséqué. Il interroge en effet son propre goût pour Molière : « je me suis demandé ce qui m’avait pris, de vouloir monter ce machin. » Ce faisant, on a un peu l’impression qu’il cherche à mettre dans sa poche les nombreux collégiens et collégiennes que les profs emmenaient voir la pièce ce soir-là. Mais cela ne va pas plus loin : le metteur en scène semble lui-même ne pas comprendre puisqu’il poursuit et termine ainsi la note d’intention : « Et puis en travaillant, en relisant, en approfondissant, l’enthousiasme revient, intact, plus grand même. Je suis ébloui, et je l’aime encore davantage. »
En somme, je n’imagine pas un collégien être convaincu par cette note d’intention. Et pour le spectateur habitué que je suis, c’est aussi une déception, puisqu’il n’y a là aucune matière pour décrypter sa lecture de la pièce ou ses choix dramaturgiques.
L’erreur résidait en fait dans le choix d’appeler ce texte « note d’intention ». En effet, il est repris tel quel dans le dossier artistique, mais cette fois sous le titre « propos introductif ». Il a sa place dans ce document ; sur la feuille de salle, il m’a franchement laissé sur ma faim…
Le risque de la noirceur en comédie
Car en vérité, la pièce parle d’elle-même. Le texte de Molière est vraiment bien mis en valeur, les acteurs sont bons et il y a une véritable lecture de la pièce. Le tout reste assez sobre, classique, mais toujours drôle et efficace.
Pourtant Lambert joue avec le feu : le comique de la pièce était menacé par ladite lecture. Il s’agit notamment de mettre en évidence le conflit inter-générationnel, la violence dans la sphère familiale et plus généralement une certaine noirceur sociale du XVIIe qui ferait écho à aujourd’hui. J’ai du mal à apprécier les mises en scène dont les parti-pris viennent entamer le comique inhérent à la pièce, et ainsi priver le public du rire – tout pertinent que soit ce parti-pris.1
Mais ici, la noirceur reste subtile, toujours à propos. Les mots d’esprit prennent parfois un nouveau tour à la vue du décor ; l’humour tire parfois sur l’humour noir ; le spectateur peut toujours rire librement, mais il est amené à questionner ce rire.
Dans ce cadre, on peut notamment penser à la fin du spectacle. Dans la dramaturgie classique de la comédie, c’est là que le nœud se dénoue, que le comique s’apaise. Mais Lambert fait le choix de tourner en dérision le happy ending typique du genre. Avec des effets de lumière divine, de la musique sacrée et de grands gestes dramatiques, le metteur en scène souligne le caractère totalement illusoire de la fin. Cette approche sarcastique est cependant accomplie tout en légèreté. Elle ajoute simplement une strate de comique à un spectacle déjà complet. Et les jeunes premiers amoureux n’en sont pas moins adorables.
Un spectacle au service de l’imagination du spectateur
En effet, le décor est composé d’une de nombreuses poutres qui évoquent une maison en ruine, qui aurait brûlé, et dont il ne resterait que les fondations. L’atmosphère est épaisse, et tout est couvert de poussière, ou bien de cendres. Toutes les poutres, dressées comme des flèches, pourraient aussi évoquer une sombre forêt après un feu. Lors de la confrontation entre Harpagon et son fils Cléante, la lumière transforme la scène en véritable village déserté du Far West : on se croirait dans un western. Et surtout, ces poutres se transforment en potences dès qu’on se figure qu’une corde pourrait y pendre. La mort n’est jamais bien loin.
Et en même temps, toutes les caisses, pots et divers objets qui jonchent le sol et encombrent le plateau soulignent simplement le caractère de l’avare qui a tendance à tout vouloir garder sous la main. Les costumes ne sont pas en reste et réunissent plusieurs influences – des fraises, des robes qui me semblaient plus faire bonne société bourgeoise du XIXe… Ce ne sont pas des costumes d’époque ; mais ce ne sont pas des costumes contemporains non plus : il s’agit, comme pour les décors, de multiplier les références pour convoquer un imaginaire le plus riche possible.

Mais tout reste cependant modulable : rien n’est présent que pour le simple plaisir de l’œil. Les objets sont à plusieurs reprises l’occasion de gags pratiques. Les caisses servent de piédestal et de scène improvisée. Parfois, on pourrait même croire à des mâts auxquels les acteurs s’accrochent. En bref, une scénographie subtile et bien investie par les acteurs. Elle transmet efficacement beaucoup d’idées sans pour autant phagocyter le plaisir qu’on prend à écouter Molière.
Les acteurs sont généralement bons, même si j’ai eu parfois quelques réserves. Cela n’a pas d’importance : le principal est que l’ensemble soit drôle et satisfaisant. Tous fardés de blanc sur le visage, les pommettes réhaussées, ils avaient l’air de vrais personnages de Commedia dell’Arte. Cela contraste évidemment avec le décor lugubre, puisqu’ils ont ainsi un aspect un peu clownesque. Ils ont une apparence de personnages de comédie. Et pourtant, ce visage pâle peut conduire à la confusion du spectateur. En effet, le costume et le pardessus noirs de Cléante, conjugués à son teint diaphane, lui donnent une allure gothique, presque réminiscente de celle d’un vampire. C’est là encore une autre manière de nourrir l’imagination du spectateur.
Conclusion : du plaisir d’aller au théâtre entouré de collégiens
En bref, j’ai passé un très bon moment. Il n’y avait rien de révolutionnaire, mais j’ai obtenu ce pourquoi j’étais venu : un bon divertissement qui oblige néanmoins à se remuer un peu les méninges.
Je suis d’autant plus satisfait que le spectacle a vraisemblablement bien fonctionné auprès des collégiens. Déjà de façon assez rigolote, pour ce qui est des garçons assis devant moi : j’étais à ça de leur demander d’arrêter de soupirer et de regarder leurs téléphones, quand soudain le personnage de Marianne a révélé son visage au plateau, en soulevant la large capuche d’une cape. L’un d’entre eux s’est alors exclamé : « WESH ! » ; ce qui m’a fait sourire. Comme quoi, le spectaculaire repose parfois sur pas grand chose.
Mais surtout, j’ai entendu deux collégiennes discuter en sortant. Elles disaient n’avoir parfois pas compris ce qui se passait au plateau, parce qu’elles ne saisissaient pas le sens des mots. Je me rappelle alors à quel point même à Malakoff, bien loin de l’Odéon ou de la Comédie française, Molière peut être l’apanage d’une élite. Même en écrivant ces mots, je fais peut-être preuve de condescendance et de classisme.
Mais, elles poursuivent : l’une d’entre elles dit qu’elle s’attendait à s’ennuyer ferme, mais que finalement non. Et en outre qu’elle se rend compte à quel point la langue française est riche. Et je suis donc reparti le sourire aux lèvres, en me disant que non : finalement, il n’y a pas besoin d’être un riche bourgeois parisien pour apprécier pleinement Molière, sa maîtrise de la langue et du comique. Bien mis en scène, Molière peut faire rire tout le monde, sans distinction.
- C’était notamment le cas avec Le Malade imaginaire d’Arthur Nauzyciel : la pièce en elle-même est certainement très sombre, et ce serait sans aucun doute une erreur d’en éclipser ce versant. Tout y était juste et bien interprété ; et pourtant je ne peux m’empêcher de lui en vouloir parce qu’il m’a soutiré le comique, parce qu’il a détourné la dramaturgie de Molière de son sens original. C’était une réécriture sans vraiment en être une. J’aurais probablement été beaucoup plus satisfait si au fond de moi je ne venais pas pour voir du Molière mais un travail à partir de Molière. ↩︎
Laisser un commentaire