Monument 0.10 : The Living Monument – conception, chorégraphie et costumes d’Eszter Salamon

  • vu le 12 octobre au Théâtre Nanterre-Amandiers

Une carte blanche chorégraphique à apprécier comme une exposition de peintures vivantes. Certes, il faut rentrer dans le jeu d’Eszter Salamon et de la Compagnie nationale de danse contemporaine de Norvège. Mais une fois qu’on est happés, c’est pour de bon. C’est une véritable faille qui donne sur un monde fantastique. Une expérience que je n’oublierai pas de sitôt. 

Cette création est la dernière pièce d’une longue recherche d’Eszter Salamon. N’ayant pas vu les neuf « monuments » précédents, ni aucune autre de ses œuvres, c’était totalement vierge d’attentes que je me suis rendu aux Amandiers. Salamon parle cependant de l’évolution de sa démarche créative dans le programme. Elle dit avoir creusé à la fois des destins individuels, autour de danseurs ou de figures importantes de l’univers de la danse. Elle a exploré des thématiques historiques et socio-économiques, notamment autour des questions de colonisation, puis approché les questions de relation mère-fille. C’est ici une nouvelle étape qu’elle amorce, en travaillant entre autres sur la matière des costumes et sur la voix des danseurs. Je cite le programme : « Il était alors question de ré-halluciner des figures humaines ou non-humaines, en utilisant des objets, tissus et matières. » Le spectacle se situe en dehors d’une temporalité précise ; mais il comporte des éléments qui renvoient tout de même à un imaginaire bien précis, afin de permettre au spectateur de projeter ce qu’il veut y voir. Par exemple, on repère un panier en osier, une myriade de bouteilles en plastiques comme autant de mamelles sur un des danseurs, un haubert médiéval, des gants de boxe… Autant d’objets qui peuvent évoquer en nous des thématiques et problématiques contemporaines. Enfin, elle fait le choix de la lenteur : pendant plus de deux heures, on voit à peine bouger les figures que Salamon dispose sur le plateau, hormis pour quelques entrées et sorties. Tout semble ralenti, à la frontière du fixe. Ensemble, les figures forment un tout en évolution, un véritable paysage qui respire au plateau. Le spectateur observe et se plonge dans ce qu’il voit. 

Il faut au passage souligner la qualité du programme qui, surprenamment, décrit exactement  ce que j’ai ressenti lors du spectacle. En ce qui me concerne, les intentions de mise en scène ont donc bien atteint leur but. On pourrait reprocher au programme d’être un peu verbeux et obscur des fois, mais je préfère ça à des généralités et des prétentions d’universalité. Je suis moi-même souvent verbeux et obscur, donc j’y suis aussi à mon aise, il faut dire. 

Trop lent ?

Pourtant, il n’est pas évident de créer consensus, avec un spectacle de danse qui travaille sur la lenteur et les projections subjectives des spectateurs. Cela demande déjà beaucoup dudit spectateur, qui peut être rapidement rattrapé par l’ennui. Mais surtout, comme pour une peinture abstraite d’où l’humain est en partie gommé, chacun projette une partie de soi et de ses constructions sociales. Il est difficile de concilier et de satisfaire toutes ces subjectivités en une seule et même chorégraphie. La solution de Salamon ? Concevoir un paysage scénique spectaculaire et fascinant. Elle nous fait entrer collectivement dans un rêve hallucinant, pour reprendre ses termes. Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas rester indifférent devant un tel spectacle. Les interprétations individuelles et parfois contradictoires de chacun son inévitables ; mais le plaisir d’avoir vécu et partagé cette expérience est indéniable. Quant à la question du décrochage et de l’ennui : j’ai trouvé assez simple de me laisser absorber par mes sensations. Le spectacle ne m’a pas d’investissement intellectuel outre mesure.

Oui, on peut reprocher au spectacle sa longueur, car il est d’une lenteur considérable. Mais c’est là le parti-pris esthétique du spectacle. Si certains on pu s’ennuyer – ce n’est pas mon cas – il ne peuvent pas nier la réussite au moins momentanée de l’expérience : on est frappés par les tableaux qui se dessinent sous nos yeux. Notre regard, puis notre esprit, sont enlevés et intégrés aux paysage conçus sur scène. 

Un spectacle-musée

Mais assez de généralités. En pratique, que voit-on ? Le spectacle est partagé en tableaux. Chaque tableau présente une couleur dominante qui, en plus d’unifier chacune de ces cellules et de le différencier des autres, permet de composer une esthétique qui vient titiller nos références culturelles. Cela nous aide à nous projeter dans les univers disparates déployés les uns après les autres. 

C’est pour cette raison que l’on peut réellement parler d’exposition théâtrale, de spectacle-musée. On notera d’ailleurs le choix d’œuvres en vente dans la boutique, en rapport avec la représentation. De Staël, Rothko, Michel Pastoureau et ses monographies sur les couleurs. La comparaison à De Staël est particulièrement évidente après avoir vu l’exposition actuellement programmée au Musée d’art moderne de Paris. Sur scène lors de certains épisodes, j’ai vu émerger de manière fantômatique certaines composition de De Staël dans les formes esquissées au plateau. En adoptant un regard large sur le plateau, j’ai ainsi vu ressurgir le tableau Paysage sur fond rose, ou bien certaines de ses compositions du retour de Sicile. Parmi les lignes dessinées par les draps unis roses, violets et rouges tendus sur le plateau, j’ai retrouvé le paysage du peintre, et le plaisir simple et réjouissant de voir les formes prendre sens au sein d’une couleur si sucrée, qui nous nargue presque. 

Tout est aussi lent que fascinant. On a l’impression de voir une plante, une forêt, se développer, prospérer, puis flétrir sous nos yeux. Ce dispositif se répète. Le tableau émerge, amené par de longs draps colorés, comme des linceuls, sur l’espace scénique. Tout se transforme, une faille s’ouvre. Des figures apparaissent et forment un paysage, une composition, une peinture vivante. Il faut souligner à ce propos le fantastique travail d’écoute et de cohésion, de symbiose, des danseurs. Ils ne font qu’un. Les figures s’élèvent et redescendent peu à peu. Mais jamais, jamais il n’y a de chute. Tout croît et décroît. 

Les figures, comiques et oniriques

Au point que cela confine au comique. J’ai en tête l’exemple d’une figure non-humaine, une sorte de rectangle en paille aux dimensions d’une porte : elle semble sur le point de chuter pendant plusieurs minutes. La tension est palpable ; Salamon joue avec nos attentes. On attend la résolution d’un mécanisme qui n’arrive pas. Au risque de me lancer dans des rapprochements philosophiques hasardeux, cela m’a fait penser à Bergson :

Est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique.1

La figure n’est plus humaine et semble répondre aux impératifs mécaniques de l’agencement des tableaux ; et pourtant son humanité perce à travers sa forme. On entend de légers rires dans la salle. La fascination n’exclut pas une certaine forme de comique. Je ne m’étends pas plus. 

Ces figures sont donc fascinantes. Même les plus anthropomorphiques, où celles dont le costume montre le plus de peau, ne sont pourtant plus tout à fait humaines. Certaines ont des difformités, des genoux de la taille d’une boule de bowling ou une tête énorme. D’autres sont recouvertes de tuyaux, de babioles, de bras supplémentaires. J’y ai vu une manière de dégenrer les corps, de les sortir des carcans sociaux auxquels ils appartiennent dans le quotidien. Il s’agit d’en faire des visions, des parties d’un tout, d’une entité fantasmagorique, effrayante mais attachante. Elles ont ainsi convoqué chez moi une foule de représentations et d’émotions. Elles ont fait naître le sourire, ou la surprise. Mais dans le même temps, en gardant le contour du corps humain, Salamon ne sacrifie pas ses potentialités esthétiques. Elle exploite la flexibilité du corps, son adaptabilité, son expressivité. C’est aussi parce que les figures sont anthropomorphiques qu’elles sont touchantes. Elles sont à la fois étrangères et familières. C’est cet entre-deux qui nous place dans une disposition d’ouverture face au spectacle. La fin du spectacle, à ce propos, peut paraître assez convenue. Je n’en dis pas plus. Elle n’en reste pas moins émouvante.

Teaser pour le Festival d’Automne

Conclusion en musique

Il reste un point fondamental que je n’ai pas abordé : la dimension sonore du spectacle. La musique électronique est le socle sur lequel se bâtit chacun des tableaux. Elle guide l’image et les couleurs, arrive avant elles, et part après. L’atmosphère est construite par les dissonances des voix, les quintes guerrières ou au contraire les arpèges harmonieux au synthétiseur. Pour mieux le comprendre, il suffit de penser à l’expérience d’une visite d’exposition avec les écouteurs vissés dans les oreilles. La musique change radicalement la perception que l’on a des œuvres. C’est exactement la même chose ici. Les modulations sonores affectent notre manière de recevoir et d’interpréter les couleurs. Nous ne sommes pas loin de l’expérience synesthésique, en somme. Le silence, lui, devient significatif. Il est souvent un temps qu’on nous laisser pour respirer, pour trouver notre place dans le lent flux visuel du spectacle. Mais la musique prend une tournure époustouflante lors de l’entrée fracassante du chant. Un rideau rouge se dresse et dessine une cage de scène très resserrée, proche du public, évocatrice dans sa structure du proskenion du théâtre antique. Le rouge est concentré, violent, caustique. Une femme, clairement identifiable, avec une figure phallique fichée sur la tête fait une entrée magistrale. Doit-on y voir des références à la virilité et à nos conceptions de la masculinité ? Deux autres femmes vêtues de tablier de forgeron, de lunettes de ski et de gants de boxe entrent dans son sillage. Et soudain : un chant éclatant, un trio phénoménal qui nous prend au tripes. Elles laissent place à un chœur extra-diégétique hallucinant. Le choc m’a laissé des frissons dans le dos. Salamon et ses danseurs jouent brillamment des effets de contrastes, sans pour autant enfoncer des portes ouvertes.

Bref, pour couper court à un compte-rendu déjà bien long : allez voir Eszter Salamon, qui ne joue avec la Compagnie norvégienne que trois jours. C’est une artiste que je suivrai avec attention.

  1.  BERGSON, Henri, Le Rire, Essai sur la signification du comique [1900], Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 2002, p.53
    ↩︎

Commentaires

Une réponse à “Monument 0.10 : The Living Monument – conception, chorégraphie et costumes d’Eszter Salamon”

  1. […] Rien de la fascination que j’ai ressentie pour les danses lentes, mais millimétrées de Monument 0.10, […]

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