- Vu le 24 octobre à la MC93
Un spectacle impressionnant techniquement et aux perspectives oniriques, mais qui laisse finalement peu de place à l’imagination du spectateur. Philippe Quesne et ses acteurs esquissent une composition drôle, captivante, qui ne se prive pas d’effets pyrotechniques et lumineux, mais qui en fin de compte manque un peu de profondeur.
Quesne explique être parti de l’observation du tableau Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Cette triptyque à l’huile sur bois présente une foule de personnages nus qui profitent des différentes attractions fantasmagoriques d’un jardin bleu et vert aux allures sauvages et primitives. Dans le panneau de gauche, Jésus se trouve avec Adam, Eve et des animaux dans le jardin d’Éden. Dans le panneau central, œufs, globes transparents, coquilles de moules servent de réceptacles aux corps qui s’allongent et se roulent par terre. Certains se baignent, d’autres montent des animaux qui forment une ronde. Dans celui de droite enfin, la nuit est tombée : une cité aux lumières inquiétantes en arrière-plan surplombe des formes plus ramassées et souffrantes. Des instruments et des crânes peuplent en outre la scène. L’œil peut passer des dizaines de minutes à parcourir la peinture sans jamais s’essouffler. On s’y perd à force de capter la myriade d’histoires qui s’y racontent. Mais jamais on n’arrive à percer exactement son mystère. Les hommes ont-ils investi un paradis qui se révèle en réalité factice ?
Le tableau vs. le spectacle
Quesne serait parti du tableau de Bosch dans l’idée d’établir « une sorte de rapport à la nature dans une société en train de se transformer, à des choses en train de disparaître. » Certes, le thème sociétal apparaît sans tarder. Des membre stéréotypés qui semblent émerger des années 70 sortent d’un bus blanc. Un riche et vieux bourgeois, un homme et une femme vêtus d’un jean taille haute, de bottes et d’un chapeau de cow-boy, un autre à la large vestes en cuir, un autre aux allures de Karl Lagerfeld… On s’imagine un futur plus ou moins lointain où des membres disparates de la société s’isolent de façon vaguement sectaire, dans le but de retrouver une forme de paix intérieure. Peut-être parviendront-ils à fonder un monde meilleur. Comme dans le tableau de Bosch, ils sont constamment ensemble mais entament parfois des actions individuelles bizarres sans que cela ne dérange personne. L’harmonie est totale au point que cela en devienne inquiétant ; ils sont placés sous la supervision d’un organisateur placide et timide, qui se prête bientôt à leur jeu et devient un participant à part entière de leur expérience. Sont-ils drogués, ou simplement rêveurs ? Dans tous les cas, on comprend vite qu’ils recherchent en commun une forme d’être-au-monde supérieure.
Cependant, de même que le caractère sain de leurs pensées peut être questionné, le rapport à la nature dont parle Quesne pose problème. Les enjeux sont quasiment contraires à la première fois où la pièce a été jouée, dans la carrière de Boulbon. En plein-air, la question de l’environnement est tout à fait différente. Les personnages sont ramenés à leur petitesse face à l’immensité des parois ; ils sont confrontés à la nature et à l’aventure. Cela pose réellement le problème d’une expérience sociale en milieu sauvage, au-milieu de rien. Mais à la MC93, l’extérieur est une toile de fond tirée à vue sur des coulisses que le spectateur voyait. Le dispositif est rendu évident. Les personnages se réchauffent donc les mains au-dessus de flammes numériques. On a bien plus de quoi interroger la clarté d’esprit des personnages à la MC93 qu’à Avignon, en somme. Un camarade de classe m’a dit que Quesne avait anticipé que sa pièce serait dénaturée en étant montée à Paris. C’est un fait. La qualité de la pièce en a-t-elle pâti ? Je ne saurais le dire. Ce qui est certain, c’est que l’effet n’est pas le même. Dans le cadre d’un théâtre solide, on ne sait pas quoi penser : doit-on prendre l’entreprise des personnages pour une folie risible ? Ou bien pour une réelle tentative d’extraction d’une société en perdition, qu’il faudrait donc accepter telle qu’elle est ?
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Se satisfaire d’une proposition scénique attrayante ?
C’est que la naïveté de leur harmonie est charmante. On a presque l’impression d’une tentative de retour à l’état de nature. Les personnages essaient de dépasser leurs constructions sociales en s’acceptant les uns les autres. Ils se lâchent et nous offrent de belles propositions scéniques qui s’enchaînent les unes après les autres. Sur la scène : un bus, un œuf gigantesque, quelques écrans et des tas de graviers. Cela pourrait, d’une certaine manière, rappeler l’esthétique de Wes Anderson, tout particulièrement le récent Asteroid City. Le rythme est lent, le fantastique n’est jamais très loin, le visuel est léché, les interactions entre les personnages sont aussi curieuses que comiques. Mais on peut aussi lui faire les mêmes reproches, notamment sur les questions de fond. Y a-t-il vraiment un propos qui sous-tende la pièce ? Non que cela soit nécessaire ; mais je ne peux m’empêcher d’attendre plus de profondeur pour une pièce qui propose un tel investissement esthétique.
Alors certes, on sourit, on rit devant ces personnages décalés. Mais sont-ils plus que de simples personnages décalés ? Sont-ils autre chose qu’une sorte de parodie de hippies conjuguée au futur ? On a du mal à ne pas les trouver ridicules dans leur projet politique. Mais il est difficile de savoir si Quesne se moque ou non. Le problème est que si l’on ne sait pas où se placer vis-à-vis de ce qu’on voit, on se concentre uniquement sur la dramaturgie, et celle-ci se fatigue assez vite. Au fond, la scène est une sorte de bac à sable dans lequel tournent en rond les acteurs pendant une heure et demie. On peut comprendre que beaucoup de personnes aient l’impression qu’on les prend pour des idiots et décident de quitter la salle. La lenteur et la dramaturgie laconique étaient le sujet même du spectacle Monument 0.10 ; ici, on peut avoir l’impression qu’elles couvrent un déficit d’intrigue. Il y a pourtant des épisodes où des conflits éclatent : le vieux bourgeois, brisant l’harmonie au marteau piqueur afin de faire entendre sa parole, demande à ce qu’ils forment un véritable projet, plus concret que le simple fait d’être gentils pour espérer sauver le monde. Mais ce semblant d’intrigue ne mène à rien : le personnage s’asseoit sur une chaise pour le reste de la pièce. Peut-on donc se suffire de la proposition esthétique et de la performance des personnages en évolution ?
À mon avis, cela suffit pour faire un spectacle satisfaisant, oui. Les propositions sont quand même riches. Il y a un vrai travail sur la parcourabilité sensorielle de la scène par le spectateur. Notre œil passe d’un personnage qui sort sa viole de gambe et nous surprend de sa voix de contralto, au simili-Lagerfeld qui s’étend au sol à la façon des figures de Bosch, aux vers de Laura Vazquez, poète contemporaine dont les textes sont projetés de manière quasi-continue pendant que l’action continue. L’organisateur semble lui-même considérer Laura Vazquez comme un personnage absent, remplacé par ses textes. Le spectateur a le choix : il y a constamment plusieurs sources dont il peut nourrir son attention. On promène notre focus d’un personnage à un texte, au détour d’un effet de lumière ou de son. Cependant, sans le renfort d’une réelle structure narrative qui avait pourtant été esquissée, il ne reste à Quesne que des ruptures brutales pour renouveler notre attention. La scène m’intéresse, me captive, mais me fascine moins que l’abondance du tableau de Bosch. Quesne crée son propre tableau à partir des expérimentations des interprètes au plateau, tableau que le spectateur est libre d’explorer, comme dans un musée. Quesne aime cette esthétique du diorama, du tableau vivant : il nous le fait ressentir.
Conclusion : la touche alien de Quesne
Pourtant, il y a apporté de sa touche : ce côté déroutant, perturbant, quasiment alien que j’avais vu dans sa création Farm fatale se retrouve ici par moments. Je pensais plus le voir, puisqu’un œuf immense est introduit sur scène dès le début de la pièce : mais l’objet énigmatique est finalement laissé de côté pendant une bonne partie du spectacle. Farm fatale m’avait fait frissonner : des épouvantails trop humains semblaient organiser un culte autour d’œufs lumineux. Quesne allait plus loin sur le terrain de la science-fiction. Je pensais qu’il entrelacerait l’imaginaire de Bosch de science-fiction pour notre plus grand plaisir ; il le fait, mais pas assez à mon goût. On a simplement un effet spectaculaire et grandiose à la toute fin, mais qui arrive trop tard pour me convaincre vraiment – et qui ne comble pas le déficit d’intrigue et de véritables enjeux sociaux. En plus de la sci-fi, le social était plus clairement implanté et assumé dans Farm fatale. Pas besoin d’élaborer une intrigue complexe pour mettre en valeur les thématiques sociales : peut-être Quesne aurait-il pu les faire exister de manière plus prégnantes au plateau en développant plus l’isolement du vieux bourgeois, par exemple.
Enfin, je ne me suis pas ennuyé pour autant. Et j’ai ri. C’est le principal. Je pense simplement que l’expérience du Jardin des délices n’était vraiment complète qu’en plein air, dans la carrière de Boulbon. Le mysticisme remplaçait probablement alors les interrogations un peu sommaires sur le caractère factice de l’entreprise des personnages. J’aurais aimé voir ça.
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