ANGELA (a strange loop) – conception de Susanne Kennedy et Markus Selg, texte et mise en scène Susanne Kennedy

  • vu le 10 novembre à l’Odéon (Ateliers Berthier)

Il serait facile de voir dans ANGELA le parangon de la création contemporaine telle que se la représentent ses détracteurs : utilisation copieuse des écrans et de la sonorisation, jeu froid et désincarné, bons gros effets stroboscopiques, thèmes d’actualité. Mais même si ce n’était que ça, ce serait déjà un coup de maître, car la pièce maîtrise et investit ces techniques à la perfection. 

ANGELA porte brillamment au plateau le malaise du confinement, le sentiment de l’aliénation, et les questionnements existentiels à travers le prisme de la maladie. Avec une création sonore et visuelle ciselée, le public en prend plein la vue. Certes, cela parle de société, de confinement, des dérives des réseaux sociaux et d’internet : néanmoins, ces thématiques sont digérées pour nourrir un projet puissant et audacieux. Il ne s’agit pas ici de toucher à l’universel, ou de ce genre de déclarations qui assez souvent me font faire la moue. Non, il s’agit de placer le spectateur dans un état alternatif, de jouer avec ses perceptions de lui-même et du plateau, de questionner son rapport au virtuel ou au réel. 

Je me permets de citer à ce propos une extrait assez long du programme de salle, vraiment efficace et pertinent dans l’entretien proposé avec Kennedy. On lui demande pourquoi elle tient à l’idée de rituel, ce à quoi elle répond : 

Parce que c’est ce que j’ai envie de vivre lorsque je vais au théâtre : me débarrasser de moi-même, mettre mon Moi critique de côté, pour parvenir à un état différent de celui de ma vie de tous les jours. […] Mes expériences de théâtre les plus marquantes ont toujours été des spectacles qui parvenaient à proposer une expérience des limites. C’est ce qui est généralement mal vu dans le théâtre allemand, qui préfère un discours politique ou social. Mais personnellement, j’ai la nostalgie et le désir de quelque chose d’autre. 

Ce segment de l’entretien porte vraisemblablement plus sur Einstein on the Beach, que Kennedy donne aussi pendant le Festival d’Automne. De fait, elle n’évite pas les sujets d’actualité politique et sociale dans ANGELA. Mais elle n’y donne pas plus de réponse qu’elle ne pose de questions. C’est une expérience qui résonne et crée avec l’actualité, qui se satisfait d’un témoignage plutôt que de se perdre dans de vagues revendications politiques. Il n’y a rien à comprendre, il y a tout à penser. 

Je ne peux néanmoins pas affirmer que j’ai été transcendé comme j’aurais aimé l’être. Susanne Kennedy et Markus Selg m’ont parfois un peu perdu. Mais j’admire à la fois l’idée et son exécution ; et je sors du théâtre avec l’impression d’avoir véritablement obtenu matière à réflexion.

La scène, une prison virtuelle

Sur scène, une femme seule dans un espace entre le salon, le bunker, et l’espace cuisine d’un Ikea. Tout cela avec un seul mur de scène, composé au trois quarts d’écrans – ce qui n’est, au demeurant, pas immédiatement saisissable par le spectateur. On découvre à quel point l’espace est modulable au fur et à mesure de la pièce. 

Cependant, le regard restera toujours coincé dans une prison virtuelle : à chaque fois que les écrans évoquent un dehors, une possibilité d’extérieur, de sortie, ce sont des paysages explicitement faux, composés de polygones, comme s’ils étaient tirés d’un jeu vidéo aux textures encore fragiles. La sortie n’existe de toute façon que dans notre tête, comme le souligne la scénographie : EXIT est inscrit en rouge sang en haut du mur, inatteignable pour les personnages. Un autre EXIT figure sur les draps du lit, comme si ce n’était que par le sommeil que l’on pouvait sortir. Et quel sommeil : le matelas est au sol, comme dans une cellule. Quant aux portes, elles sont accompagnées d’un son inquiétant, qui résonne dès lors qu’elles sont ouvertes ou fermées. Dans le reste de l’espace, des statues jaune fluo, comme la table, les chaises et les deux portes. De loin, j’ai cru voir peut-être une évocation de Brancusi… mais rien des formes rondes des statues du sculpteur. Ici, c’est une figure anthropomorphique en position fœtale, comme accablé par l’angoisse. Une forme de totem qui peut rappeler l’idée de rituel qu’aborde Kennedy dans le programme de salle, et qui sera bien exploitée lors de la pièce. 

Ce totem est aussi le reflet d’ANGELA. La jeune femme est touchée par une maladie grave qui lui provoque des crises de douleur intense et l’amène vraisemblablement à la mort. Dans son entourage, sa mère, son petit ami BRAD et une amie du couple, SUSIE. ANGELA, elle, est probablement influenceuse, vidéaste, créatrice de contenu. On entend à plusieurs reprises des messages de ses followers qui l’adulent et forment une vision d’elle dans laquelle elle a visiblement du mal à se reconnaître.

Dans cet espace carcéral, tout sonne faux et oppressant. ANGELA est contrainte de jouer un rôle : elle adopte le masque des réseaux sociaux avec ses proches, qui sont extrêmement paternalisants envers elle. Elle leur répond « haha » – comme l’on répond « haha » par message lorsque l’on est gêné. Un usage efficace du sample fait résonner à la fois ses réponses et les paroles de BRAD et de sa mère qui la rabaissent ou l’infantilisent dans l’espace. BRAD semble être l’archétype du toxic boyfriend. Elle leur lance en retour de faux sourires. La transition entre sa vie publique et sa vie privée est aussi immédiate que brutale. Elle semble n’être qu’un mannequin de cire dans l’une ou dans l’autre. Parfois cependant, une fissure, une crise : sa conscience, son individualité, émerge. Peut-être matérialisée par cette fille en blanc, avec un violon, qui semble échapper à toutes les règles de cet univers.

Tout cela se passe en effet sous la figure aussi bienveillante que dérangeante d’une tête de chien virtuelle. Celle-ci apparaît sporadiquement à l’écran pour parler, faire la narration de l’histoire, ou interroger des personnages. Une sorte de Big Brother passé sous le filtre chien d’Instagram. 

Un cliché de dystopie théâtrale ?

Cela sonne comme une version wish de 1984 à la sauce XXIe siècle. En effet, on comprend vite que toute la vie d’ANGELA est une mascarade de vie sociale pour un couple de trentenaires influenceurs. On a presque envie de souffler quand BRAD entre sur scène, croque une pomme, puis dit : « Ah, j’avais oublié que c’étaient des fausses ». Certes, c’est une caricature, mais cela fonctionne. Et puis, même si c’est le cas : peu importe. Après tout, la mise en scène se concentre autour d’ANGELA et de sa conception mentale du monde qui l’entoure, non de la société dans laquelle se déroule l’action. 

Pour cela, je retiens un trait de mise en scène particulièrement marquant : le playback. En effet, toute la pièce a été enregistrée en studio, par des voix qui ne sont pas forcément celles des acteurs. C’est un procédé aussi inventif que fertile sur scène. Comme l’explique Kennedy, cela change à la fois la manière d’être sur scène des acteurs, et la perception des spectateurs qui ne peuvent plus vraiment se fier à ce qu’ils voient. Donc oui, caricature de la dictature du virtuel, mais que Kennedy tente de nous faire ressentir d’une manière nouvelle et qui fait indéniablement son effet. D’où nous parlent les personnages ? Sont-ils même vraiment des personnages ? 

Propos recueillis pour le Wiener Festwochen. Susanne Kennedy y parle à la fois de la forme et du fond. Elle dit s’intéresser, dans sa pièce, à la représentation des femmes en ligne. Puis elle dit que sa scénographie est un « questionnement de la réalité ».

Réalité ou fiction, réel ou virtuel

L’histoire dépasse en effet largement le cadre du théâtre pour interroger nos conceptions du réel et du virtuel en général. Avant même le commencement du spectacle, alors qu’ANGELA attend que le public s’installe, une banderole défile sur le mur et signale que la pièce est basée sur des faits réels, des interviews, des témoignages… Puis, la figure de chien nous dira que rien de ceci n’est réel, que nous-mêmes ne sommes pas réels, au moment où ANGELA s’apprête à disparaître, à vivre une expérience qui s’approche de celle de la mort. Le spectateur est constamment placé à la frontière entre réel et virtuel, entre vérité et fiction. À qui appartiennent les expériences qui serviraient de socle au spectacle ? Les acteurs jouent-ils ou interprètent-ils les voix ? Et que penser de ces échappées dans des mondes virtuels diffusés sur des écrans ? À la fin, les lumières se tournent vers le public, invité à applaudir en même temps que les acteurs, mais on ne sait pas exactement ce que l’on applaudit. Cela résume le malaise à un niveau personnel que j’ai pu noter pendant le spectacle. Applaudit-on la déchéance irrémédiable d’une jeune femme dans un cadre qui s’apparente au nôtre, avec les personnages insupportables qui l’encadrent ? Nous sommes d’un coup intégrés à la fiction, au moment où l’applaudissement devrait venir la rompre. 

Le public est ainsi intégré au dispositif scénique par le questionnement de son rapport au virtuel – et donc à une forme de théâtre – dans la réalité actuelle. Après tout, ce qui semble être les hallucinations d’ANGELA sont bien réelles sur le plateau et à nos yeux. Ce qu’on voit sur un écran semble parfois plus concret que le jeu des acteurs dont la voix vient d’ailleurs. Cela rejoint des questions que j’ai pu me poser à propos d’une toute autre œuvre : dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, on finit par se demander pendant le procès ce qui relève de la fiction ou de la réalité ; tout cela dans un cadre de fiction mais qui pourrait bien être le réel. ANGELA le fait évidemment de manière beaucoup plus frontale, en passant par des représentations exacerbées du réel, mais qui nous concernent.

Le teaser du festival d’Automne qui ne montre pas grand chose mais qui a l’avantage d’offrir une vue d’ensemble du dispositif scénique.

Pour conclure…

Kennedy voit dans la maladie une possibilité de « transformation » et donc de théâtre. Le mal-être est donc une source fertile de création au plateau. Et ce qui en émerge inclut le spectateur : 

J’ai imaginé cette figure d’Angela pour proposer un voyage tout à fait personnel à travers cette maladie, et la maladie dont elle souffre est comme la vie elle-même. J’essaie en fin de compte de produire quelque chose dans le corps du spectateur de manière à ce qu’il se laisse attraper par cet état. 

À mon avis, le pari est réussi. Je ne suis pas profondément bouleversé. Mais la pièce a définitivement ébranlé quelques-unes de mes conceptions mentales : je suis bien transformé par l’expérience de la maladie d’Angela.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *