Après la répétition / Persona

  • vu le 22 novembre au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt

Avant tout : la nouvelle salle !

Avant de commencer, je tenais à parler très rapidement du théâtre. La salle de la place du Châtelet vient de rouvrir. Le hall est très agréable, ergonomique et épuré. Il y a un petit bar à gauche et deux guichets en face de l’entrée. Tout est extrêmement spacieux. On est surplombés par un étage percé en son centre. À l’entracte, un peut s’appuyer à une balustrade en verre pour observer les spectateurs du rez-de-chaussée, partis se désaltérer. En levant les yeux, le regard rencontre l’immense plafond de béton en escalier : ce sont les gradins de la grande salle, semblable à un amphithéâtre. C’est aéré et aérien. Cela manque cependant de chaleur et de personnalité : l’atmosphère dégage une impression d’hôpital ultra-moderne. La salle rivalise de grandeur avec l’Odéon ou le Français, mais j’irais bien plus volontiers prendre une bière au bar de la MC93 ou des Amandiers.

Et maintenant… la pièce.

Ivo Van Hove tient une place particulière dans mon cœur. C’est avec sa mise en scène de Vu du Pont que j’ai vraiment découvert ce que c’était que d’aller voir au théâtre, que d’interroger, puis de théoriser ma perception et mes émotions face aux arts vivants. Cependant, plus je suis allé voir des ses pièces, plus j’ai vu apparaître ses ressorts de mise en scène, et plus je m’en suis lassé. Il en va de même pour cette création. De bons acteurs et les excellentes scénographies de Jan Versweyveld ne compensent pas le manque de fond. Je ne m’ennuie pas, c’est bien conçu et bien exécuté, mais ça me laisse un peu de marbre. 

Bande-annonce de la pièce, qui montre notamment l’aspect spectaculaire de la seconde partie.

Une adaptation

Le spectacle est découpé en deux parties, chacune l’adaptation d’un film de Bergman. D’abord Après la répétition, un film de 1984, qui raconte sous forme de huis-clos la relation entre un metteur en scène vieillissant, Henrik Vogler, et une actrice d’une vingtaine d’années, Anna, fille d’un couple d’amis acteurs. Voilà un pitch qui ne vieillit pas très bien, c’est le moins qu’on puisse dire. En deuxième partie, Persona. Une actrice, Elisabeth Vogler décide un jour, en pleine représentation, de ne plus parler. Elle est internée, et l’hôpital décide de l’envoyer avec une jeune infirmière, Alma, dans une villa au bord de la mer. Elles se rapprochent beaucoup, et Alma finit par lui dévoiler sa vie, ses angoisses et ses secrets. Leur relation devient profonde au point que leurs personnalités se confondent. 

Rapprocher ces deux films fait sens. Dans le programme de salle, Van Hove explique que les deux œuvres abordent le thème du travail de l’acteur de manière diamétralement opposée, et que cela l’intéressait. Pour Henrik Vogler, le théâtre c’est sa vie. Elisabeth Vogler, au contraire, cherche à s’en « extraire ». Le metteur en scène dit ainsi : « Mettre en parallèle les deux pièces revient donc pour moi à confronter deux points de vue sur la place et le rôle de l’art, en particulier du théâtre, dans notre société et dans nos vies. » Voilà une déclaration fort ambitieuse… dont je peine à voir le résultat concret dans la mise en scène. 

Par ailleurs on peut noter que les noms des deux personnages centraux sont les mêmes. Ce sont, il me semble, deux artistes, à un même moment de stagnation de leur vie personnelle et artistique. En fait, je trouve la mise en scène de Van Hove beaucoup plus puissante en ce qui concerne la psyché de ses personnages que la « place du théâtre dans nos vies ». 

Une première partie en huis-clos qui fonctionne

La première partie est plutôt convaincante. C’est une forme de huis-clos, où Henrik Vogler se figure un avenir avec Anna autant qu’il se remémore le passé avec sa mère. En effet Henrik revit son amour passé avec l’une, puis imagine avec l’autre ce que serait leur relation s’ils l’entamaient, et s’il était plus jeune. Les allers-retours entre le présent, le passé et l’avenir se font de manière très efficace et fonctionnelle, sans forcer le trait. Il n’y a qu’une seule sortie ; Henrik et Anna actionnent en apparence eux-mêmes les lumières et la musique depuis une console. Ils installent une atmosphère plus tamisée quand ils imaginent ce qu’aurait été leur histoire. Tout semble sous leur contrôle, réglé comme une partition. Le programme rappelle d’ailleurs que c’est comme cela que Bergman considérait son texte : « davantage comme une partition que comme un scénario ». Van Hove, lui, reprend ce propos pour mettre en avant le plaisir qu’ont les acteurs à jouer. 

Je ne suis pas certain d’avoir vu clairement cet aspect des intentions de mise en scène. Van Hove voulait faire « ressentir le plaisir et la jubilation » des acteurs au public. Bon, on ressent, de mon point de vue, surtout la détresse de personnages âgés. La mère d’Anna vis à vis d’Henrik, puis Henrik vis à vis d’Anna, se sentent terrassés par leur âge. C’est là, par exemple que je trouve que la pièce parvient mieux à montrer la déchéance intime de ses personnages qu’une vision globale de l’art théâtral. 

Par ailleurs, le sujet est une véritable pente glissante aujourd’hui. Henrik exerce une influence assez malsaine sur les femmes qui l’entourent. Il paraît même carrément répugnant quand il révèle son amour pour la fille de son ancienne amante et développe tout un passage sur son attirance pour la jeunesse… Bref, un thème qui résonne pas mal avec l’actualité, dans un monde toujours dominé par les hommes. La direction d’acteur est millimétrée, il n’y pas selon moi de prise de risque majeur, et Van Hove se tire sans dommages – ni réels tours de force ou prise de parti – de ce terrain explosif. 

Je déplore cependant, dans cet ensemble très bien conçu, la présence de gimmicks. Une caméra, au milieu de la scène, est utilisée deux ou trois fois, pointée par Henrik vers Anna comme pour la réifier au milieu d’un échange houleux. Ça n’apporte pas grand-chose, et on le voit mal de toute façon depuis le public. L’écran est petit et l’espace scénique est restreint : notre regard ne s’y porte pas. Nos perceptions ne sont pas questionnées. À la limite, cela souligne un peu une forme de perversité chez Henrik. Mais alors le travail d’interprétation du spectateur est prémâché par un symbolisme un peu primaire.

Une deuxième partie qui manque de matière

L’explosion du décor dans la deuxième partie est très impressionnante. Mais elle ne permet en rien de retransmettre l’atmosphère très intime du film, que j’ai traversé pour l’occasion. Le film, avec ses plans fixes, prend au tripes. Ici, les deux femmes sont rendues minuscules dans un espace scénique immense qui les écrase. Leur relation semble beaucoup moins intense que dans l’œuvre originale.

Van Hove, dans le programme, semble accorder une importance primordiale au son. L’usage des musiques est en effet assez marquant. Elles définissent les atmosphères de chacune des scènes du spectacle. C’était déjà un trait caractéristique de ses mises en scènes précédentes. De fait, cela fonctionne. Il les utilise beaucoup, au point que dans Persona, on ne se rend compte qu’elles étaient là que quand elles s’arrêtent. C’est dire l’importance qu’elles jouent dans le ton de la scène. J’ai un souvenir très distinct d’un air de baryton du requiem de Fauré à la toute fin de Vu du Pont. Ivo Van Hove sait bien choisir ses musiques pour enluminer ses moments dramatiques. 

Malheureusement, cela ne marche plus tellement sur moi. J’ai vu les mêmes tactiques scéniques dans Vu du Pont, dans Tartuffe, dans Électre/Oreste. La musique aux points pivots de l’intrigue, les personnages torses nus qui se battent sous la pluie ou dans la boue… Cela fait frissonner la première fois, mais laisse plus indifférent ensuite. Ici,Van Hove retente le coup. Les deux femmes se battent et se poursuivent dans l’eau. Cela ne m’a fait ni chaud ni froid, même si je salue la performance physique de Justine Bachelet et d’Emmanuelle Bercot.

Persona m’a rendu encore plus dubitatif qu’Après la répétition. Je n’étais pas si loin de ce que je ressens devant les mises en scène de Braunschweig : on aurait pu être impressionné par ses décors si le reste présentait de l’intérêt. Heureusement, Van Hove fait faire à ses acteurs de véritables prouesses : il n’y a pas que les décors qui sont spectaculaires. De véritables intentions de mise en scène ou des innovations esthétiques font en revanche défaut.. 

Ainsi, la scénographie aux airs de laboratoire inquiétant du début fait plus cliché qu’autre chose. Une fois que l’espace scénique est éclaté, il a des petits airs de décor du Truman Show. Une seule porte, au-milieu d’une toile de fond couleur ciel. Je suis dès lors plus investi, mais mes attentes sont un peu déçues. La fin m’a parue expédiée, notamment en ce qui concerne les jeux d’identités entre les deux personnages. 

Et pourquoi vouloir parler de « performance art » dans le programme de salle ? Certes, on pourrait comprendre qu’il décide de la faire jouer nue, pour la rendre plus animale. Cela s’inscrit aussi dans la ligne des hauts-faits physiques exécutés par ses acteurs dans chacunes de ses créations (du moins celles que j’ai vues). Mais cela ne dit rien de la psyché du personnage. On dirait une caricature d’une personne folle à lier, pas d’une actrice enlisée dans un profond questionnement d’identité. En la rendant folle, on perd toute la subtilité du personnage. À moins que ce ne soit en fait une dénonciation des conditions d’internement en hôpital psychiatrique. Dans ce cas, je trouverais ça un peu grosser et démonstratif. Parler de « performance art » dans le programme de salle, c’est pour moi se dédouaner du fait que sa lecture manque de fond et ne questionne pas autant qu’elle le devrait le spectateur. On en a plein les yeux, mais pas grand chose à penser ensuite.

Conclusion

Ainsi, Ivo van Hove a voulu apporter son propre twist aux œuvres de Bergman. Mais à mes yeux, cela ne dépasse pas le cadre très matériel : on a le texte de Bergman, dans un décor très cher. Sa lecture des films, et notamment de Persona, manque selon moi de profondeur. Les porter au théâtre ne les sublime pas. Ils sont juste… portés au plateau. Persona perd au passage une saveur qu’il ne regagne pas autrement. Enfin, je n’ai fait que visionner le film en diagonale, sans en faire une lecture herméneutique. Peut-être simplement que je ne sais pas assez de quoi je parle. 

Je suis donc mitigé. J’apprécie toujours bien Van Hove pour la claque visuelle et le jeu impressionnant des ses acteurs et actrices. Mais ce n’est plus une claque émotionnelle. L’enthousiasme s’est évaporé avec le temps. 


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