La vengeance est un plat. – création de Sophie Perez et la Compagnie du Zerep

  • vu le 30 novembre à la MC93

Je ne me considère pas particulièrement comme un spectateur réactionnaire. J’ai passé l’âge de m’offusquer devant le traitement que font certains et certaines artistes des classiques tels que Shakespeare. Loin de moi l’idée de m’offusquer en marmonnant « ils ont massacré Shakespeare » devant la pièce du Zerep, d’autant que je ne connaissais pas la pièce d’origine. Mais je ne la connais pas plus en sortant. Non que je veuille fonder ma critique de leur création simplement sur le fait que je n’ai pas compris leurs intentions. Mais leur approche du matériau d’origine et leur démarche d’adaptation me gêne sincèrement – voire m’irrite. 

Les intentions du Zerep

Pour commencer, parlons du programme de salle. L’entretien est assez riche et signale le grand nombre de sources brassées par la compagnie pour le spectacle : Orson Welles, Gombrowicz, Peter Brook, Massacre à la tronçonneuse. La troupe elle-même se revendique de Kantor, Pina Bausch, Romeo Castellucci, Maguy Marin et Carmelo Bene. Beaucoup de name dropping, donc. Je m’en méfie toujours car j’ai l’impression que donner des clefs de lecture en révélant ses influences, c’est ne pas faire confiance au spectateur pour faire lui-même l’interprétation du spectacle, et ne pas avoir confiance en la consistance de sa propre esthétique. Non que ce soit le cas ici, puisque l’esthétique du Zerep est très affirmée, ce qui sauve d’ailleurs la pièce à mes yeux. Je reçois donc volontiers tout ce tissu de références à explorer. 

Une autre chose qui m’a dérangé : le tutoiement de Shakespeare. Que l’on se saisisse d’un auteur pour le déstructurer et refaçonner la matière qu’il nous fournit : je suis 100% pour. Mais son nom est ici un peu ballotté. D’une part, il est nommé « “boss” incontesté de l’art dramatique, ce qui fait un peu grincer les dents. Est-ce une sorte d’hommage maladroit, qui se veut populaire, en employant un jargon actuel ? Ou bien la volonté de montrer qu’on s’attaque à un gros morceau ? Dans tous les cas, ça ne fait pas vraiment honneur à l’écrivain. J’y vois là une sorte de familiarité avec l’auteur adapté qui annonce le travail peu subtil qu’ils font de son texte. Ce qui m’irrite, c’est cette apparente complicité avec un auteur qu’ils abordent ensuite de façon très unidimensionnelle, sans en faire autre chose, en fin de compte, qu’une boucherie burlesque et sanguinolente. 

Pourtant, leur approche du texte, dans la feuille de salle, ne manquait pas d’emphase : « À partir de cette démesure, on s’est sentis libres de naviguer dans les arcanes et les méandres d’une intrigue toujours paroxystique que rien ne peut arrêter ». Ils ont en fait gardé le paroxysme sans rien faire de l’intrigue. Ce qui aurait pu fonctionner, s’ils n’annonçaient pas ensuite tous ces thèmes : « le pouvoir et sa folie meurtrière quand il est poussé à ses extrêmes, l’impossibilité de la justice quand l’engrenage meurtrier se met en place, la violence sans limites adressées aussi bien aux femmes qu’aux hommes, tout le monde est sacrifié. La vengeance aveugle hors de toute raison, le poids des héritages que l’on doit se coltiner, les rapports aux pères et aux mères, les familles dysfonctionnelles… On a le choix… Et on a envie qu’ils soient tous présents car le théâtre est le lieu par excellence de ce déballage intemporel ». Effectivement, quel programme ! 

Un début qui promet beaucoup

Mais cette lecture très globale de la pièce ne se reflète pas vraiment dans leur lecture. Au contraire, on a même l’impression qu’ils refusent de s’approprier la pièce. Les trente premières minutes fonctionnent à merveille. Puis, très vite, se met en place un dispositif de mauvais jeu : les interprètes sortent de leur rôle et jouent le fait qu’ils ne veulent pas interpréter la pièce, qu’ils font ce qu’ils veulent. Ainsi, un interprète arrête son monologue en prétextant qu’il l’ennuie, puis joue à peine son texte par la suite. Un autre manque une réplique et se fait interpeller par ses camarades. Cela fonctionne bien au départ. Le mauvais jeu peut d’ailleurs être très fertile dans son exagération lorsqu’il s’agit de chercher, puis trouver une certaine pureté dans l’interprétation. Mais ici, c’est l’exact inverse, ils recherchent un comique forcé par le fait de sous-jouer le texte. Et vite, devient très frustrant pour qui voulait voir du Shakespeare interprété par le Zerep, et non le Zerep qui joue le désintérêt pour Shakespeare. 

Le spectacle commençait pourtant sur les chapeaux de roues. Les lumières jouent à fond la carte du cirque, avec des douches colorées et de nombreux faisceaux. Une solide esthétique foraine est établie, qui dérive parfois vers l’horreur – et c’est très chouette. Des masques, des têtes de statues, éclairées de telle manière que leurs ombres ressortent : tout contribue à créer une atmosphère d’Halloween au plateau. Le refus d’interpréter, le jeu de l’amateurisme fonctionne d’abord bien. Au bout de cinq minutes, après une entrée en fanfare, les acteurs s’arrêtent et décident que c’est l’entracte. Ils tentent d’installer le décor, mais toutes les colonnes se cassent, et des pierres tombent du plafond. Tous les blocs se révèlent être en mousse. Le burlesque et le cirque tiennent donc d’emblée une place assez importante : tout n’est qu’artifice, mais les artifices sont spectaculaires, même quand ils ne fonctionnent pas. Cependant, malgré les rires, on se prend à attendre le début de la pièce. Les dysfonctionnements à répétition commence à peser. Et lorsqu’enfin, elle débute, c’est en effet très impressionnant : une scène de boucherie avec des fumigènes roses sur fond vert. C’est ce qu’on voit en photo sur le site de la MC : à noter que les trois clichés qui illustrent la page du spectacle résument à peu près tous les moments particulièrement spectaculaires de la mise en scène.

Une esthétique pesante et irritante pour un traitement questionnable de la figure de Shakespeare

Mais plus les scènes s’enchaînent, plus l’irritation revient. C’est que le spectacle reste cohérent et ne quitte jamais cette forme de méta-théâtralité : sans cesse les acteurs rappellent qu’ils sont en train de jouer, et qu’au fond, ça les ennuie. La troupe se veut très iconoclaste : elle n’adapte pas vraiment la pièce, elle se l’approprie. Certes. Mais elle fait aussi de la vulgarité une composante essentielle du spectacle : la grossièreté semble être une marque de fabrique de la compagnie. Cet aspect transgressif est drôle pendant le début du spectacle, mais vient, en fin de compte, parasiter mon intérêt. Ainsi tout au long de la pièce apparaissent d’énormes chibres sous les jupes et des gestuelles explicites. J’y vois une forme d’héritage des satyres dans les drames satyriques grecs ; moqueurs, lubriques, mais drôles et transgressifs. Ils se rient de la violence du récit, la conjurent grâce à un enrobage excessif et pléthorique – mais jouissif – de grossièretés. Pourtant à force, ce dispositif masque le texte qu’ils ont décidé de travailler. 

J’ai aussi du mal à comprendre ce choix de mélanger l’écriture de Pacôme Thiellement et de Shakespeare. Les deux premiers actes seraient de Sophie Perez et lui, et le reste de Shakespeare. Le fait est que, de mon côté, je n’ai rien vu de Shakespeare. Les passages de texte écrits par le Zerep et Thiellement semblent être notamment de longs monologues explicatifs. Ceux-ci sonnent comme une justification de leur intérêt pour la pièce et la sublimation de la violence – puisqu’elle est particulièrement réputée pour sa brutalité et ses scènes sanglantes. Mais on a de la peine à les écouter : dans le même temps, d’autres interprètes font les clowns au plateau, parasitent et désamorcent ce discours. Là où on aurait pu avoir une réelle parcourabilité du plateau, le spectateur ne peut trouver que de la frustration. La pièce ne démarre pas, et lorsqu’elle démarre, je suis perdu et ne comprends pas pourquoi on me parle de Shakespeare quand je ne le vois ni ne l’entends pas. Le dramaturge apparaît alors comme une excuse pour s’amuser d’une imagerie et d’un imaginaire violent. Ce qui peut être une fin en soi, mais Shakespeare ne servirait alors que de caution littéraire à la troupe. Au fond, avaient-ils vraiment besoin de lui ? Alors à la limite, qu’ils titrent, d’après Shakespeare, pourquoi pas, puisque Titus Andronicus sert de socle à leur création. Mais qu’ils n’en parlent pas comme d’un hommage à Shakespeare… Et le nom des personnages imprimés sur les t-shirts des acteurs n’aide pas à nous plonger dans un matériau de base qui n’existe plus vraiment, d’autant plus qu’on peut à peine les lire. 

Attention les oreilles !

À la limite, j’aurais pu me satisfaire des lumières, des costumes et de la scèno, tous très impressionnants. Leur esthétique est très aboutie. Dans le programme, trois axes sont évoqués pour le dispositif scéniques : les ruines, les organes et les clowns. Sur ce point, c’est clairement réussi. J’aurais été prêt à passer outre la vulgarité lourdingue et la frustration de la lecture superficielle de Shakespeare, mais une autre chose est venue terrasser toute ma bonne volonté : le son. Les micros à chef, le chant, les bruits enregistrés, la musique, tout était beaucoup, beaucoup trop fort. Alors oui, ça participait à l’esthétique foraine, dans la prolongation d’une introduction en fanfare (littéralement). Mais m’obliger à me boucher les oreilles pour sauvegarder mes tympans toutes les cinq minutes, ne m’a pas aidé à suivre, alors que déjà, je commençais à décrocher. 


En bref, La vengeance est un plat. est une création incontestablement spectaculaire, mais qui semble avoir peu d’égard pour le spectateur lambda (je pense notamment aux classes de scolaires qui étaient là avec leurs professeurs et professeures). Dès lors qu’on est plus sensible au son très puissant et moins convaincu par les blagues de type pan-pan-cul-cul, on est assez vite laissés de côté.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *