Les Émigrants – mise en scène de Krystian Lupa

  • vu le 31 janvier 2024 à l’Odéon

Quelle drôle d’expérience que cette pièce. Devenue un vrai événement médiatique après qu’elle fut annulée à la Comédie de Genève, puis à Avignon, en raison de « divergences sur la philosophie de travail » avec l’équipe technique du théâtre suisse, la création de Lupa fut ensuite aussi déprogrammée du Maillon à Strasbourg faute de budget. Mais elle arrive enfin sur les planches de l’Odéon. Drôle d’expérience dis-je, car ce fut sans doute le pire moment que j’ai passé au théâtre cette année. Et pourtant, que ce soit mes profs de fac ou ceux de prépa que je suis encore sur les réseaux, tous semblent avoir apprécié – au moins en partie, si ce n’est dans son intégralité – la pièce. 

Essayons, cette fois, d’être réellement synthétique et de pondre un compte-rendu rapide. Il faut bien noter cependant que cette pièce de 4h30 mérite qu’on parle d’elle, en bien ou en mal. 

Lupa adapte une partie du roman de W. G. Sebald, Les Émigrants. Sebald retrace le parcours de quatre personnages en exil dans un roman extrêmement dense et riche. Ils migrent tous vers les États-Unis, l’Angleterre ou la France, pour certains d’entre eux, en raison de leurs origines juives. Lupa décide de ne se saisir que de deux de ces personnages. L’instituteur, Paul Bereyter, et l’oncle du narrateur, Ambros Adelwarth. Je n’ai pas lu le livre et ne pourrai donc pas comparer adroitement le matériau d’origine à son adaptation. Mais je n’en ai pas tellement besoin pour parler du spectacle en lui-même. 

Je n’ai pas grand chose à dire du fond qui, en somme, à tout pour bouleverser le spectateur. Je me risquerai même à supposer que ceux que le spectacle a bouleversé ont été particulièrement remué par les histoires que Lupa retranscrit avec une virtuosité qui n’appartient qu’à lui. 

Un spectacle à la technique impressionnante.

Commençons donc par le plus marquant, ce qui fonctionne : la technique. Lupa est un maître, depuis le début des années 2000, de l’écran au théâtre. Un cadre rouge éclairant faiblement la salle, présence aussi rassurante et chaleureuse que profondément angoissante par moments, délimite la boîte scénique. Derrière cette délimitation néon, c’est l’espace du présent, de l’action. Mais le cadre sert aussi de support à un écran transparent, sur lequel des séquences filmées sont diffusées tout au long du spectacle. 

Parfois l’écran est à demi-baissé, comme s’il représentait un espace mental au-dessus des spectateurs et des personnages sur scène. À un moment, le narrateur est au téléphone avec une femme qu’il interviewe : celle-ci n’apparaît pas sur scène mais à l’écran qui est cette fois entièrement baissé. Elle est détourée, sans arrière-fond, comme si elle était un hologramme, tandis que son interlocuteur est visible par transparence sur scène, en chair et en os. Une bien belle représentation de la distance. 

Les thèmes sont durs. L’instituteur, Bereyter, souffre profondément de ses difficultés à enseigner pendant la guerre qu’il abhorre. Lupa choisit de développer sa relation avec la femme qu’il aime, Helen, qui n’est pourtant qu’évoquée en une page chez Sebald. Dans une longue scène, il développe leur séparation lors d’une nuit où ils peinent tous deux à dormir, tourmentés par leurs propres problèmes relationnels, et leurs positions respectives face à la guerre et à l’enseignement. La deuxième partie est d’autant plus dure qu’elle se déroule en partie dans un hôpital psychiatrique où fut interné Ambros Adelwarth et son amant Cosmo Solomon. L’hôpital tombe en ruine et Ambros, qui apparaît comme un spectre, hante le lieu comme une âme déchirée, tandis que le narrateur s’aventure dans l’endroit pour s’entretenir avec le dernier homme qui y vit. La vision du dispositif barbare des chaises dédiées aux traitements à électrochocs est absolument glaciale. 

Je retiens chez mes professeurs les expressions de profonde « mélancolie », de spectacle « touchant ». Il est vrai que Lupa aborde des sujets terribles de la façon la plus puissante et touchante qui soit : par des histoires intimes, et par le théâtre. Il réanime des histoires d’exil, de séparation et de mort par le jeu des acteurs, ce qui n’est absolument pas un geste anodin. Il fait revivre l’intimité de ces personnes à des acteurs, il les rapporte au présent. La scène est un vecteur d’émotion phénoménal. Je citerais à ce propos le petit texte publié sur les réseaux de mon professeur de khâgne qui défend bec et ongles la pièce : 

Sauf que c’est comme ça qu’il fallait faire, pour transformer l’espace d’une scène en chose mentale, donner à voir le feuilleté de la mémoire et le travail de l’imagination, rendre sensible ce qui se passe sous la paupière, faire progressivement surgir les morts et découvrir que, plongés dans la catastrophe de la guerre civile européenne et vivant comme ils purent leur judaïté ou leur homosexualité, ils ne furent jamais là où ils étaient. 1

Ses mots sont extrêmement justes, mais je ne peux simplement pas changer ma réception du spectacle. 

Un spectacle anti-spectateur

Il faut dire déjà qu’il me manque, comme pour le spectacle du Radeau, tout un bagage historique. Lupa est désormais un metteur en scène très âgé, et ce spectacle arrive à la suite de nombreux autres. Peut-être que j’aurais pu mieux comprendre certaines de ses références, peut-être que j’aurais pu mieux comprendre ses objectifs dramaturgiques, que j’aurais pu voir le travail à l’œuvre. Mais le fait est que je n’avais pas ces références, que j’ai vu le spectacle comme un spectateur presque lambda. Et comme je l’ai entendu, il me semble, dans l’émission de Joseph Confavreux L’esprit critique, ce spectacle n’est pas fait pour le spectateur. 

  • Une virtuosité et des références insaisissables pour le profane

Commençons par les écrans. C’est bien l’usage le plus adroit et virtuose – sans être prétentieux pour autant – de ces technologies que j’aie vu au théâtre. Une autre de mes profs disait que sur une semaine où tous les soirs elle avait vu des écrans au théâtre, c’était peut-être une des seules où le spectacle se démarquait vraiment, où les écrans étaient utilisés de façon pertinente et intéressante. Malheureusement, c’était pour moi une source de constante frustration. Soit ils descendaient à un moment où je voulais voir plus de scène, de vivant ; soit ils remontaient quand ce qui se passait sur scène m’ennuyait profondément. Mention spéciale à tout le début de la seconde partie, après l’entracte, où on ne comprend absolument plus rien de ce qui se passe entre la scène et l’écran, dans un maelstrom d’images et de sons. 

On sent bien que chaque mouvement scénographique est calibré, mesuré, et renvoie à une référence particulière. Le novice tel que moi n’aurait jamais vu, par exemple, la référence à La Classe Morte de Kantor dans la première partie : comme dans la pièce de Kantor, des vieillards (dont le narrateur), s’assoient aux bancs de l’école où Bereyter avait été leur instituteur. Combien d’images telles que celles-ci j’ai pu manquer ? Dans un film tourné dans l’hôpital psychiatrique, le nom d’Artaud est inscrit au-dessus d’une porte. Jamais je n’aurais fait la liaison avec le célèbre Antonin. Il a fallu que ma prof me le fasse remarquer lorsque nous discutions de la pièce. 

C’est peut-être des exigences requises par cette minutie incroyable que la dissension entre Lupa et ses techniciens à Genève est née. Il semble en effet que ceux-ci étaient éreintés de subir les directions autoritaires du metteur en scène. Je ne me prononcerai pas sur ce que ce conflit dit de l’évolution du paysage théâtral et du besoin d’un renouveau de metteurs et metteuses en scène sur les scènes nationales. Au demeurant, cela ne devrait pas porter préjudice au fond du spectacle. Et pourtant, je ne peux m’empêcher que le manque d’humanité que j’ai ressenti du spectacle reflète un même manque d’humanité de la part du metteur en scène. En écrivant ces mots, je les regrette ; j’ai l’impression de détourner un conflit qui n’est pas le mien de façon hypocrite. 

  • Les improvisations, à faire fuir le public

Et pourtant, il faut dire que ces quatre heures sont longues pour le spectateur. Lupa travaille, outre les écrans, les improvisations. Les acteurs doivent entrer dans la peau des personnages dans des séquences interminables d’improvisation de quinze ou vingt minutes. Il y en a notamment trois, une entre Paul Bereyter et Helen sur le point de se séparer, une autre cette fois avec Lucy Landau qui a accompagné Bereyter dans son exil en France, et enfin une entre les deux amants Ambros Adelwarth et Cosmo Solomon. Mais, comme le notaient les critiques du Masque sur France Inter (si je ne m’abuse), les acteurs français ne sont absolument pas habitués à ce genre d’exercice que Lupa pratique d’habitude avec ses comédiens polonais.

Pour le dire vite, c’est pour moi assez catastrophique. Dans les trois cas, les acteurs patinent, s’embourbent dans des situations qui n’en finissent pas. Helen et Lycu Landau veulent toutes les deux sortir de l’espace scénique et quitter Bereyter. Mais ne le peuvent pas. Combien de fois il semble que les actrices ne savent plus quoi dire et répètent « Paul… » pour combler, tandis que le concerné se morfond dans son apathie. Apathie tout à fait compréhensible, puisqu’on connaît la gravité des situations des personnages et le poids de leurs démons, de leurs luttes personnelles. Mais on ne peut juste pas s’attacher à eux, ces scènes sont bien trop irritantes. Il en va de même pour le couple des deux hommes, qui arrive en outre après l’entracte. J’ai vu beaucoup de personnes quitter la salle lorsqu’ils ont compris qu’une autre séquence improvisée était sur le point d’avoir lieu. Je suis resté jusqu’au bout, par bonne conscience. Mais ce fut honnêtement douloureux. 

  • Un jeu qui, même autrement, semble dysfonctionnel

Par ailleurs, je trouve que le jeu des acteurs, même en dehors de ces improvisations, n’était pas convaincant. Il y a eu, à mon avis, un réel problème de direction. Pour ma part, cela s’est traduit par un sentiment de malaise, notamment dans la première partie, lorsque Paul Bereyter se trouvait face à sa classe ou face à Helen. Je n’ai évidemment aucun problème avec Manuel Vallade, l’interprète, ni son jeu de manière générale. Mais ici, je trouvais qu’il manquait de subtilité et de profondeur. C’est peut-être aussi dû aux écrans, qui offrent au spectateur une vision bien plus claire du visage des acteurs. Ils fixent donc des attentes qui ne sont pas les mêmes que celles qu’on a vis-à-vis de comédiens de théâtre. 

J’avais dès le début l’impression de me retrouver face à une sorte de best-off de moments phares du roman, que Lupa me faisait sauter d’une scène à une autre, et que les interprètes étaient emportés eux aussi dans cette frustrante traversée. À chaque scène qui aurait dû être comme un coup de poing émotionnel, je n’y croyais pas, j’étais gêné par l’écart entre ce que je devrais ressentir et ce que provoquait chez moi le spectacle. Je pense notamment à cette scène où les enfants jouent à la guerre avec un ancien canon et que Paul Bereyter. Enfants et personnes âgées imitent les mitraillettes, puis Bereyter s’offusque, à juste titre. Mais rien dans cette scène ne fonctionne. Le rythme ne fonctionne pas. Le passage du film à la scène décrédibilise celle-ci qui semble n’être qu’une parodie de ce qu’on a vu à l’écran. Aujourd’hui, on parlerait de « cringe ». 

Conclusion

Je ne m’étendrai pas plus. Je vous conseille l’émission de L’esprit critique consacrée à Lupa. Les intervenants, toujours de grande qualité, ont un avis moins tranché, et surtout bien plus renseigné que le mien. Il n’en reste pas moins que je suis sorti de la pièce chamboulé, mais pas pour les bonnes raisons. D’abord en raison de l’écart entre ce que j’aurais dû ressentir et le sentiment de gêne qui a émergé en moi à la place. Ensuite à cause des huées : c’était la première fois que j’entendais, lors des saluts, des spectateurs ouvertement huer les techniciens et les acteurs. Je ne sais pas trop à quoi attribuer les huées : est-ce une vengeance pour les techniciens de Genève ? Ou bien est-ce pour les spectateurs, malmenés par un spectacle bien trop long, tournant le dos à son public ?

  1. Publication Instagram de @philippe.duke du 18 janvier ↩︎

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