- vue le 31 mars à la Fondation Louis Vuitton
Soyons francs : l’exposition Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton a tout pour elle. Titanesque, elle s’étend sur quatre étages, dans des galeries larges, dans les conditions les plus fidèles aux vœux de l’artiste. Elle se paie même le luxe d’accompagner les toiles de Rothko de statues de Giacometti, dans une salle au plafond de plus de trente mètres de haut. Ça fait de l’effet. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain malaise. Pour qu’une exposition atteigne de tels niveaux de présentation, faut-il nécessairement qu’elle soit financée par une fondation privée ? Une culture de qualité doit-elle dépendre de la mansuétude de Bernard Arnault et de ses comparses ? L’art a toujours prospéré grâce aux généreux dons de protecteurs et de mécènes ; mais que ceux-ci aient obtenu une place aussi prépondérante peut inquiéter quant à l’indépendance des créateurs et créatrices.
Le Rothko des débuts demande plus du visiteur
Du reste, je demeure un peu circonspect face à l’œuvre de Rothko, dont la réputation n’est plus à faire. Cette exposition a cependant une énorme qualité, en plus de toutes celles déjà citées, qui étaient davantage d’ordre matériel : c’est que c’est une rétrospective qui présente des œuvres du début de sa carrière.
Or le Rothko des débuts, encore figuratif, puis dans sa transition vers l’abstrait, est loin d’être aussi conciliant que dans sa période classique. Le spectateur doit se confronter à ses premières œuvres, qui sont assez angoissantes, qui demandent un investissement intellectuel et émotionnel plus important. Par exemple, ses peintures du métro new-yorkais, où les voyageurs spectraux semblent tous regarder dans le vide. D’un escalier esquissé de quelques coups de pinceaux secs, comme s’il n’était pas entièrement matérialisé, une silhouette descend. Les personnages semblent disparaître d’une colonne à l’autre. Les espaces sont liminaires, aussi réguliers qu’angoissants.
Il est intéressant de comparer ces tableaux aux fresques médiévales italiennes, comme on en voit à Florence, par exemple. Dans toutes les postures de ces personnages, dans la courbure de leurs lignes, dans la circulation de leurs regards, on peut voir que Rothko s’est inspiré de cette ère. On le voit aussi dans sa technique : je n’y connais rien, il faut l’avouer. Mais l’aspect très lisse des figures et des fonds évoque effectivement la peinture médiévale. Je l’ai fait remarquer à mon frère, et mon intuition s’est révélée juste lorsqu’un guide qui nous faisait faire une micro-visite (autre petit luxe de la maison) nous a expliqué que Rothko admirait grandement Fra Angelico.
Lorsqu’il entre dans sa période néo-surréaliste, les oranges et verts clairs changent de l’atmosphère maladive des premières peintures. Il n’y a en outre plus ces visages qui semblaient tous dissimuler leur souffrance ou leur contrition. Dans certaines, comme Sea fantasy, on voit clairement l’influence des formes de Juan Miro. Mais les toiles de Rothko sont bien plus chargées et tumultueuses que celles de Miro. Il est difficile de s’y repérer ou d’accrocher son regard quelque part.
La période « classique » : peut-on reprocher à une œuvre d’être confortable ?
Le changement est donc radical, lorsqu’en 1949, il commence à expérimenter avec le langage pictural qui devient rapidement le sien : ces formes rectangulaires sur un fond uni. On ressent physiquement ce changement car dans une seule et même salle, deux expérimentations abstraites s’opposent. On a d’un côté des toiles abruptes, ardues, aux couleurs cassantes, où l’œil n’a nulle part où se reposer. D’un autre, les premières toiles « multiformes », qui sont accueillantes et chaleureuses. D’un coup, la tension se diffuse, et la foule de visiteurs du musée se disperse. Les spectateurs sont moins cramponnés aux toiles. L’espace semble d’un coup plus vaste, on se sent moins claustrophobe.
On comprend tout de suite l’importance qu’accordait Rothko à la sensualité et au toucher. En une salle, on passe d’un rapport conflictuel entre l’œil et la toile, à un rapport apaisé. Les toiles accueillent l’œil, se laissent caresser. Le premier adjectif qui vient à l’esprit est : doux. Elles sont fraîches et évoquent d’un coup à rapport plus sensuel à l’environnement.
À partir de là, ce n’est plus que la déclinaison et l’évolution de ce modèle de peinture. Mais c’est aussi là que mon intérêt a commencé à décroître. Peut-on reprocher à une œuvre d’être confortable ? Personnellement, je ne peux me satisfaire d’une œuvre qui antagonise aussi peu le spectateur, qui ne semble être que bienveillante envers lui. J’entendais une famille se réjouir de la douceur de Rothko, en l’opposant à la « violence » d’autres artistes comme Francis Bacon. Je n’attends pas de la peinture qu’elle me mette mal à l’aise, qu’elle me perturbe ou me dérange. Je souhaite simplement qu’elle me demande un certain engagement, qu’elle interroge mes propres réactions, ou qu’elle provoque des sentiments neufs. Dans la galerie centrale présentant les œuvres des années cinquante, c’est principalement une forme de béatitude que les visiteurs semblent ressentir.
Parvenir à faire consensus, à créer une forme de sérénité et d’harmonie chez toutes et tous est pourtant le résultat d’un processus de travail colossal. Rothko détestait qu’on fasse de sa peinture une décoration : il s’est ainsi retiré de la commande très rémunératrice pour le restaurant Four Seasons à New York. Il ne se considérait pas non plus comme un peintre de la couleur. Son œuvre transcende la simple couleur, puisqu’il dit lui-même chercher la lumière, comme nous le rappellent les citations affichées de façon un peu kitsch sur les murs de l’expo. Pour lui, il faut pouvoir regarder ses tableaux de très près, à 18 pouces (environ 50cm !) pour les apprécier pleinement. En outre, il recommandait de les faire exposer dans des conditions très précises, sur des murs teintés d’une nuance assez chaude de gris. Rothko était loin de se considérer comme un peintre décoratif qui viserait un plaisir assez basique du spectateur. Celui-ci n’est pas censé y faire glisser son regard en se disant qu’il mettrait bien la version carte postale dans son salon.
De mon côté, bien que j’admire la technique de l’artiste, j’ai du mal à dépasser l’aspect consensuel de ses toiles. Je peine à me plonger dans ses œuvres, à dialoguer avec elles. C’est peut-être une question de temps. En revanche, je me suis moi-même surpris à apprécier les beaux rouges et oranges des toiles, à me dire « tiens, c’est joli », puis à passer à la suivante. C’est là qu’est le problème : le spectateur. Il faut apprendre, ou réapprendre, à dialoguer avec l’œuvre, à l’apprivoiser, et non à la consommer. C’est le spectateur qui fait de l’œuvre un bien de consommation ou un simple objet décoratif. Voilà pourquoi je me refuse généralement à prendre les œuvres en photo.
Conclusion
C’est dans cet état d’esprit, réconcilié avec Rothko, que j’ai poursuivi ma visite. J’ai pu mieux apprécier les peintures lie-de-vin destinées au Four Seasons, ou bien la suite des Black on Grey exposée avec les Giacometti qui auraient influencé l’artiste. Il faut dire que ces deux ensembles de peintures ont l’avantage d’avoir chacun une salle dédiée, de former des touts unis, dont les pièces se répondent entre elles dans un espace dédié. C’est aussi cela que je retiens de cette exposition : la mise en espace. Les commissaires ont tenu à garder aussi bien des dispositions colossales, comme celle des Four Seasons et des Black on Grey, mais aussi d’autres beaucoup plus intimistes, avec seulement trois tableaux. Cette architecture plus restreinte était apparemment chère à Rothko.
En bref, c’était une exposition aussi fantastique que fatigante. Je n’en aime pas beaucoup plus l’œuvre de Rothko, mais j’en ressors avec un intérêt renouvelé pour elle. Et toujours un sentiment d’amour-haine pour la Fondation Louis Vuitton, qui m’a toujours offert des fantastiques expériences muséographiques, mais à quel prix ?
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