Pina Bausch ‘Sweet Mambo’ – Tantztheater Wuppertal + Terrain Boris Charmatz

  • vu le 3 mai au Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt

Au vu de l’engouement que provoque Pina Bausch, j’avais un peu renoncé à l’idée d’obtenir une place. J’y suis finalement parvenu in extremis, au moyen d’obscures manigances. Le jeu en valait la chandelle. Je n’avais que des souvenirs assez diffus de Nefés, le dernier spectacle de la compagnie que j’avais vu : de l’eau qui s’accumule sur scène, des danseurs-personnages qui font voler les gouttes en flottant dans les airs… C’est à peu près tout. Il était temps de se rafraîchir la mémoire. 

Un petit trailer vaut mieux qu’un long discours.

Des motifs qui rendent le spectacle vivant

Sweet Mambo a été créé en 2009. Pré « me too », donc. Pourtant dans la première partie, lidée qui se dégage de la scène est claire. Les hommes ne dansent pas, les femmes semblent danser pour les hommes. Les hommes encadrent les femmes, les dominent, les guident. Ils sont en costume sombre, elles ont les robes légères, signatures de Pina Bausch. Sur des draps qui tombent et se relèvent, reflétant ainsi les mouvements de chute des danseuses, est diffusé un film de 1938 (Der Blaufuchs, de Viktor Tourjansky), où l’on voit une femme entourée d’hommes qui la regardent. Les draps forment plusieurs plans. Le regard est diffracté. Est-ce là une sorte de représentation subliminale d’un esprit fracturé, qui donne une sensation de défaillance, de perte ? C’est une interprétation un peu grossière, mais qui n’en est peut-être pas moins juste. 

Il y a par ailleurs d’autres jeux avec ces draps. Lors d’un solo magnifique d’une des danseuses, un des pendrillons sur le côté est gonflé par un grand jet d’air. Il prend la forme d’un cumulonimbus, d’un placenta, d’un immense spectre ou bien même d’une tumeur. On peut y voir ce qu’on souhaite. Ils sont à la fois une respiration et une clôture de l’espace. Pina Bausch utilise beaucoup d’objets (seaux, chaussures enlevées et remises, draps dans lesquels les personnages se laissent tomber). On pourrait croire à des gimmicks, des procédés qui font bien à un moment, mais qui sont sans profondeur en réalité. Ce n’est pas le cas. Chaque geste, chez Pina Bausch, est un motif, un motif récurrent. Chaque seau renversé ou chaussure enlevée, définit la relation des danseurs-personnages. C’est bien une relation de domination masculine. Il est d’ailleurs aisé de voir dans les chaussures et les seaux une évocation de Cendrillon. Le motif le plus marquant est évidemment celui qui sert d’illustration de couverture au programme : une danseuse tente, en boucle, d’aller vers l’avant-scène. Mais elle est sans cesse saisie et ramenée par deux hommes qui la ramènent sans plus de cérémonie. Cela devient une véritable phrase répétée encore et encore au fil du spectacle. 

Mais ici, pas besoin de prince charmant. Les danseuses s’avancent à l’avant scène, rappellent leur nom au public avant de danser. L’identité unique à chaque danseuse est rappelée régulièrement. Les nombreuses introductions parlées permettent de donner une idée du caractère du personnage-danseur ; puis le monologue ou le dialogue se poursuit dans la danse. Les danseuses ne sont pas des rouages dans la mécanique générale d’un ballet millimétré. Elle continuent de sourire en dansant, en prenant directement le public comme témoin. Le public étant ainsi inclus, le malaise peut être d’autant plus grand lorsqu’il n’a plus accès au regard des danseuses et que celles-ci sont manipulées ou tourmentées par les figures masculines. 

La diversité des personnages-acteurs : un atout pour le spectaculaire

C’est d’autant plus fort que les personnages-danseurs ne sont pas jeunes. Ils ont l’air d’avoir, en moyenne, dans la cinquantaine. Ce sont des corps marqués par les veines, quelques rides et la calvitie pour les hommes. Il y a aussi des femmes plus rondes, qui ne collent pas au physique filiforme qu’on associe plus naturellement aux danseuses du Tanztheater. Mais ils n’en sont pas moins magnifiques et touchants, au contraire. Il y a un spectaculaire très simple : on est bouleversés de voir des corps relativement âgés adopter aussi facilement le langage corporel éthéré de Pina Bausch. C’est peut-être un peu niais, mais c’est vrai ! D’ailleurs, je ne l’ai pas vu, mais il me semble que c’était le principe de spectacles comme Kontakthof qui faisait danser des personnes de plus de 65 ans.

Cet âge joue aussi un rôle dans un des questionnements centraux du spectacle : la sexualisation du corps. Le corps du danseur est amené, chez Pina Bausch, à être désexualisé : on s’intéresse à la beauté et à la sensualité du corps en mouvement, non à sa sensualité intrinsèque : qu’importe si le sein d’une danseuse sort de sa bretelle lors d’un solo. En outre, ce sont des corps assez âgés, donc, qu’on associe moins à la sexualité, en général. Et pourtant plusieurs scènes ont un caractère érotique bien prononcé. On notera tout particulièrement la danseuse qui descend demander à un homme au premier rang du public de dézipper sa robe. Puis les figures masculines frotter leurs joues contre le dos des danseuses, dévoilé par leurs bretelles rabaissées. La sensualité est-elle une prison ou un échappatoire ? 

Lors de la deuxième partie, les hommes se mettent à danser. Un solo en particulier, particulièrement physique et virtuose, est à couper le souffle. Il ne s’agit pas cependant de créer une dynamique binaire en équilibrant la première partie. Il ne s’agit pas de dire : les hommes sont méchants, mais cependant not all men. Pour moi : la première partie établit une situation de domination. La deuxième partie élabore sur le contact entre les différents personnages dans ce cadre. Il n’y a plus de message clair ou de revendications : simplement des rencontres entre différents personnages-danseurs. 

Je ne m’étends pas plus. C’est un spectacle vivant, ancré dans le présent, même s’il a bientôt quinze ans. Par la répétition des motifs, par la sincérité et la spontanéité de la danse, l’anecdotique devient spectaculaire, et le spectaculaire devient sublime. 


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