- vu le 12 mai à l’Odéon – Théâtre de l’Europe
Macha Makeïeff signe une mise en scène aussi fine qu’ingénieuse du Dom Juan de Molière, qui est à peu près monté chaque année sur les grandes scènes du théâtre public. Pas forcément facile de se démarquer, donc. Pourtant, ses choix de mise en scène dessinent un regard subtil sur l’œuvre, sans rien perdre du comique du texte, notamment grâce au jeu de Xavier Gallais (Dom Juan) et Vincent Winterhalter (Sganarelle).
Dom Juan est un libertin, mais un libertin au sens du XVIIIe, c’est à dire inconséquent et aux mœurs légères. La metteuse en scène veut souligner qu’il est un prédateur, et s’intéresse, comme il est dit dans le programme, à « l’illimité du désir masculin ». Donc au désir masculin en tant que menace : elle fait de Dom Juan un prédateur. Ce qui me passionne, c’est de voir comment le sujet peut être traité tout en conservant le rire, quitte à nous faire rire jaune. J’ai parfois de la peine à voir un dramaturge dépouillé de son comique pour servir la gravité d’un message politique – tout d’accord qu’on puisse être avec ledit message.
Mais il me semble que Macha Makeïeff parvient à trouver l’équilibre juste entre bon divertissement et portée politique : tout en restant extrêmement nette, celle-ci ne donne pas l’impression d’enfoncer de portes ouvertes. Dom Juan est un personnage particulier en ce qu’il est fort admirable : il s’oppose à la superstition, se fait le champion de la raison et fait preuve d’honneur ; mais il est en même temps un homme à femmes aux pratiques répugnantes. Malgré son ambition de mettre en évidence le caractère de vieil excentrique lubrique chez Dom Juan, Makeïeff n’écrase pas (trop) toute son ambivalence.
Dom Juan est maître de la scène…
C’est formidablement représenté par la chute spectaculaire dans la folie du personnage. Dom Juan semble tout contrôler au début de la pièce. Il est le maître du plateau et de ses décors aux multiples portes dérobées. Dans une alcôve cachée de deux rideaux, encastrée dans un mur de scène très proche du public, Dom Juan fait venir à loisir deux « libertines » (Xaverine Lefebvre et Khadija Kouyaté) qu’il balance et traite comme s’il s’agissait de poupées.
C’est d’autant plus intéressant qu’elles n’ont pas qu’une valeur figurative et illustratrice, elles interprètent aussi Charlotte et Mathurine, qui concourent pour l’amour du libertin. De jeunes bergères de pastorale, elles sont passées au rang de prisonnières dans la cage dorée de Dom Juan… Cette corruption des deux personnages est effroyable aux yeux du spectateur : on ne peut s’empêcher de frissonner lorsqu’on se rend compte que les deux femmes qui sortent de l’alcôve de Dom Juan au début de la pièce sont les mêmes que les deux jeunes femmes qu’il séduit dans la suite de la pièce. Comme s’il avait ramené les deux femmes chez lui en les soutirant à leur village pour les transformer en servantes.
En plus de maîtriser toutes les entrées et les sorties, Dom Juan semble organiser la représentation de sa noyade (dans le deuxième acte) par le paysan Pierrot, sur une petite scène improvisée évoquant les tréteaux du théâtre médiéval. Tout-puissant, il est capable d’ordonner une mise en abyme pour le bon plaisir des spectateurs, Sganarelle et lui-même inclus. On a l’impression que dans une atmosphère de fête un peu décadente – il y a d’ailleurs une figure de Pierrot Lunaire qui hante le second plan, tandis qu’au premier, c’est quasiment un carnaval – Dom Juan manipule les autres personnages pour qu’ils rejouent un épisode pittoresque de sa vie. Pour le spectateur, tout cela est aussi entraînant que glaçant.
…mais Dom Juan n’est plus maître de lui
Mais à partir du IVe acte, qui consiste pourtant en une suite farcesque de « Fâcheux » qui viennent déranger le maître de la maisonnée, tout ce qui restait de joyeux est doucement exfiltré de la mise en scène. Dom Juan, après sa rencontre avec le fantôme du Commandeur qu’il a tué, sombre dans la violence et la folie. Alors qu’on était jusque là partagés entre un jeu facétieux et des allusions bien plus sinistres, le registre devient uniquement grinçant et dramatique. Dom Juan est représenté dans toute sa splendeur de libertin aux tendances sado-masochistes. Une libertine (ex-Charlotte ?) agit en dominatrice, mais qui s’efface quand celui-ci devient réellement brutal, tandis que l’autre (ex-Mathurine ?) ne tente même pas de se plier aux caprices de Dom Juan et se montre très mélancolique, regardant à la fenêtre.
Je ne suis pas vraiment convaincu par cette nécessité de faire de Dom Juan une sorte de pseudo-Sade anachronique pour le rendre pitoyable. Cela relève un peu, pour moi, de l’enfonçage de porte ouverte dont je parlais plus haut. Il n’y avait pas besoin d’en faire un adepte du BDSM (même si ça reste assez léger) pour me montrer sa folie… Et la metteuse en scène donne à son Dom Juan un jeu assez efféminé, plein de manières, avec une voix de fausset : cela correspondait très bien au jeu farcesque des premiers actes. Dans les derniers, cela verse un peu dans l’excès et le cliché, ôtant de la subtilité au personnage.
Cela étant dit, cela reste visuellement assez bluffant. C’est Jean Bellorini qui s’occupe avec brio des lumières. Je n’ai pas aimé son Jeu des ombres aux Bouffes du Nord, mais là, je suis convaincu. La descente aux Enfers de Dom Juan est bien mieux réalisée ici que celle de son Orphée dans le Jeu des ombres. Les lumières accompagnent sa catabase en créant des auras obscures et baroques autour des personnages. Certaines scènes ont des allures de Caravage ; les regards se croisent dans une ambiance tamisée. On remarque au passage la tenture aux motifs de fleurs semblables à des vulves. Pas très fin, mais en dit long sur les goûts décoratifs de Dom Juan.
L’architecture des lumières atteint son apogée au moment de la fausse conversion de Dom Juan où elles se rendent particulièrement présentes. Le fantôme du Commandeur, qui vient chercher Dom Juan, est interprété par Xaverine Lefebvre, qui joue aussi Charlotte : la distribution n’a rien d’anecdotique. Makeïeff ne verse pas dans le fantastique, tout reste fermement ancré dans la réalité. Dom Juan boit une fiole de poison, comme s’il était poussé au suicide par le poids de ses propres vices. C’est une lecture que je n’avais jamais envisagée jusque là, et j’ai eu un petit moment de « oh ouah ! mais bien sûr ! ». Et ça c’est chouette.
C’est une fin particulièrement glauque qui suit : le mur se soulève, tous les personnages tournent le dos à Dom Juan tandis qu’une flamme brûle dans un baril au milieu de la scène. Mais cette pesanteur est contrebalancée par les moments aussi comiques que spectaculaires, notamment portés par Sganarelle. On rigole bien devant son épisode de mime, où il reproduit pour le public le combat entre son maître et des bandits qui a lieu en coulisse : rapidement, les coups d’épée deviennent invraisemblables et se transforment en actions complètement saugrenues. En bref, un très bon spectacle qui offre un regard renouvelé sur l’œuvre sans en perdre la substance première : un comique complexe, spectaculaire, parfois grossier, parfois effrayant.

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